Introduction Historique du Temple Ahathoor N° 7 de Paris
Par Jean-Pascal Ruggiu & Nicolas Tereshchenko,
Imperator & Praemonstrator actuels du Temple Ahathöor de Paris
de l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga®
Le Temple Ahathöor N°7 de Paris fut le seul Temple Français authentique et régulier de "l'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée" (titre officiel Français que choisit Mathers pour traduire les termes Hermetic Order of the Golden Dawn). Le Temple Ahathoor fut fondé en 1893 par MacGregor Mathers, lorsque celui-ci vint s'installer définitivement à Paris. L'histoire du Temple Ahathöor demeurait jusqu'à présent relativement mal connue du public; aussi la publication de ses archives permettra dorénavant de combler cette lacune.
L'histoire du Temple de Paris se divise en quatre époques :
- La première époque s'étend de 1893 à 1900, c'est-à-dire depuis la date de fondation du Temple jusqu'à la date du schisme de l'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée.
- La deuxième époque s'étend de 1900 à 1909, période caractérisée par la mise en sommeil provisoire du Temple Ahathoor, par la fondation de l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga par Mathers, par la création des premiers Temples Américains, et enfin par la célébration des Mystères d'Isis à Paris.
- La troisième époque s'étend de 1909 à 1929 environ, période marquée par le réveil du Temple Ahathoor (sous l'égide de l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga) jusqu'à sa fermeture.
- La quatrième époque concerne essentiellement la survivance et la résurgence actuelle du Temple Ahathoor.
Les documents qui permettent de reconstituer l'histoire du Temple Ahathoor de Paris sont surtout les deux Livres des Minutes de ce Temple.
Le premier Livre des Minutes du Temple Ahathoor couvre la période s'étendant de 1893 à 1900. Ce document est actuellement la propriété d'un collectionneur anglais qui possède également la Charte originale du Temple Ahathoor signée par Westcott le 3 Janvier 1894. Ellic Howe et Bob Gilbert ont pu avoir accès à ce document. A ce sujet, nous remercions vivement Bob Gilbert de nous avoir communiqué dès 1987 une copie de ce premier Livre des Minutes, ainsi que des copies de nombreux autres documents de l'Ordre en 1992 afin que nous puissions réveiller le Temple Ahathoor à Paris. Nous ne savons pas exactement comment le premier Livre des Minutes du Temple Ahathoor a pu aboutir dans cette collection privée, le collectionneur en question désirant garder l'anonymat. Cependant, il semble bien que la Charte originelle, ainsi que le premier Livre des Minutes ait été renvoyé en Angleterre suite à la dissolution officielle de la Golden Dawn après 1900.
Le deuxième Livre des Minutes du Temple Ahathoor couvre la période s'étendant de 1909 à 1923. Ces archives furent préservées par George Slater (Frater Vincit Qui Patitur), un Américain vivant à Paris entre 1920 et 1930 et dont le père avait été un membre du Temple Isis-Urania de Londres. Georges Slater fut initié le 25 Octobre 1919 au grade de Néophyte au Temple Ahathoor de Paris; il devint Sub-Cancellarius en 1921. Après le décès de Moïna Mathers en 1921, Georges Slater resta en France au moins jusqu'en 1931. A une date indéterminée, il retourna vivre à New-York où plusieurs Temples de l'Alpha Oméga avaient été fondés sous l'égide de l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga. Lors du décès de George Slater en 1962, sa veuve légua toutes ses archives à un institut privé de New-York. Le bibliothécaire de cet institut, plutôt embarrassé par la nature de ces documents, les rangea dans une malle qu'il enferma dans une cave. Lors d'un déménagement en 1990, ces papiers oubliés furent redécouvert par le nouveau bibliothécaire de cet institut qui chercha à les rendre au Temple Ahathoor; il entra en contact avec Mary Greer et Robert Word, Chef de l'une des branches Américaines de l'Ordre, l'A.O.M.R. (August Order of the Mystic Rose) et représentant officiel du Temple Ahathoor actuel aux USA. Robert Word décida de transmettre une copie intégrale de ces précieuses archives aux chefs actuels du Temple Ahathöor de Paris, et ce, en raison des filiations historiques qui unissaient les Temples Américains originels de l'Alpha Oméga avec le Temple Ahathöor de Paris, Loge-Mère de l'Ordre.
Il faut ajouter à ces documents toute une série d'articles de presse français et anglais au sujet de la célébration des Mystères d'Isis lançés par Mathers et Moïna vers 1900, articles dont nous donnons la transcription complète étant donné leur rareté.
Nous avons également retrouvé en France certains documents du Temple Ahathoor et notamment ceux provenant de la dernière Praemonstratrix en charge, Mme Marguerite Voronoff (Soror Semper Ascendere). Ces documents traitent essentiellement d'Alchimie.
Nous devons souligner que les seuls "Minutes Books" de la G.D. et de l'A.O. qui ont survécu sont ceux du Temple Ahathoor et qu'il s'agit donc de documents exceptionnels (à l'exception peut-être de ceux du Temple Whare-Ra de la Stella Matutina en Nouvelle Zélande, plus tardifs). Il faut souligner également qu'environ la moitié des comptes-rendus des Minutes-Books du Temple Ahathoor sont écrits en français, bien que l'écriture soit la plupart du temps celle de MacGregor Mathers en personne (il écrivit d'ailleurs quelques articles en Français sur la Qabale que le Temple Ahathoor actuel possède encore).
Bien que nous ne désirions pas alourdir cette introduction plus que nécessaire (la lecture des Minutes-Books étant en soi suffisamment instructive), il n'est pas inutile toutefois d'apporter certaines précisions au sujet de l'histoire du Temple Ahathoor.
I. LE TEMPLE AHATHOOR A L'EPOQUE DE L'ORDRE HERMETIQUE DE L'AUBE DOREE.
Les Mathers quittèrent Londres en 1892 pour s'établir à Paris, où ils vécurent jusqu'au décès de S.L.MacGregor Mathers en 1918. Plusieurs raisons avaient incité les Mathers à s'installer en France :
- Premièrement, des raisons matérielles : en effet, à la suite d'une dispute avec Horniman Père, Mathers avait perdu en 1891 son poste de Conservateur du Musée Horniman, et par conséquent son logement de fonction à Stent Lodge, Forest Hill.
- Deuxièmement, des raisons personnelles et familiales : Moïna désirait continuer sa carrière artistique à Paris et rejoindre son frère, le célèbre docteur en philosophie Henri Bergson, dont elle espérait peut-être une certaine aide.
- Troisièmement, des raisons financières : comme le précisait Moïna dans l'une de ses lettres, la vie à Paris était moins chère qu'à Londres en ce temps-là.
- Quatrièmement, des raisons ésotériques : Paris était à la Belle-Epoque, la capitale de l'Occultisme. Moïna indiqua d'ailleurs que son mari avait reçu l'ordre de ses Maîtres de transférer ses activités occultes à Paris (préface de Juillet 1926 à la quatrième édition de "The Kabbalah Unveiled" de S.L.Mathers).
Ce dernier point soulève évidemment le problème de l'identité des fameux "Chefs Secrets du Troisième Ordre" auxquels Mathers se référait constamment.
MATHERS ET LES CHEFS SECRETS.
Lors d'un premier voyage à Paris en Juillet 1891, Mathers écrivait à Westcott "qu'il avait été en contact avec Frater Lux Ex Tenebris et d'autres Chefs (secrets)". Mathers a toujours prétendu qu'il avait reçu les enseignements et les rituels de l'Ordre Intérieur de la Rosae Rubeae & Aureae Crucis en France à l'Automne 1891, de la part d'un Adepte qu'il désignait sous la devise de Frater Lux Ex Tenebris. Vers 1900, les Adeptes de la G.D. croyaient que ce fameux Frater Lux Ex Tenebris était un certain Dr Thiessen, un Belge vivant à Liège qui était un membre des hauts grades de l'Ordre Martiniste.
Selon nos recherches, il est possible que le Dr Thiessen aurait été le descendant d'Antoine Thys, un théologien d'Anvers qui aurait été un membre du Chapitre Rosicrucien de Cassel fondé par le comte Maurice de Hesse-Cassel en 1615, du moins si l'on en croit les travaux d'un historien belge, Charles Rahlenbeck. Ces travaux furent présentés lors de la Conférence Internationale des Rose+Croix Franc-Maçons de Bruxelles en 1888. Or, Mathers et Westcott, en leur qualité de Franc-Maçons et membres des hauts grades de la Societas Rosicruciana In Anglia devaient connaître les travaux de cette fameuse Conférence Internationale des Rose+Croix qui, curieusement, eût lieu en 1888, date de fondation non seulement de la G.D., mais aussi de l'Ordre Martiniste et de l'Ordre Kabbalistique de la Rose+Croix en France. Cette date de 1888 ne fut certainement pas choisie par hasard, car elle correspond au cycle de 111 ans de la Fraternité de la Rose+Croix d'Or Allemande, dont le système de grades avait été réorganisé en 1777 (grades que la S.R.I.A. et la G.D. adoptèrent).
Bien que beaucoup d'auteurs ont mis en doute les affirmations de Mathers concernant ses contacts avec les fameux Chefs Secrets du Troisième Ordre, nous avons découvert la preuve qu'il avait bien reçu une transmission initiatique provenant de l'Ordre de la Rose+Croix d'Or Allemande. En effet, un certain nombre de rituels de la R.R.&.A.C. (comme par exemple le Rituel de la Croix Qabalistique, celui du Pilier du Milieu et les Rituels de Consécration des Armes Magiques de l'Adeptus Minor) s'inspirent d'un document extrêmement secret de l'Ordre de la Rose+Croix d'Or Allemande : il s'agit d'un commentaire ésotérique du VIIème Livre de Moïse qui diffère complètement de ceux qui ont été publiés jusqu'à présent. Ce document est intitulé "Das VII Buch Mosis" (Wittenberg, Anno 1505)".
Bien que cette version secrète du VIIème Livre de Moïse soit datée de 1505, elle a été certainement remaniée vers 1785 par les Frères Initiés d'Asie, car elle a été visiblement influencée par l'Ecole Qabalistique de Shabattaï Zevi. En effet, la Fraternité des Frères Initiés d'Asie avait la particularité d'être la branche Qabalistique des Rose+Croix d'Or Allemands, car elle acceptait parmi ses membres des Juifs qui se rattachaient à l'Ecole Qabalistique Polonaise de Shabattaï Zévi. Contrairement à ce que de nombreux historiens avaient cru jusqu'à présent, nous avons découvert la preuve que les Frères Initiés d'Asie ne disparurent pas vers 1800, mais qu'ils survécurent au sein de la Loge Maçonnique de l'Aurore Naissante de Francfort-sur-Main, loge qui fut reconnue par la Grande Loge Unie d'Angleterre en 1817. Kenneth MacKenzie (le rédacteur des Manuscrits Chiffrés de la G.D.) connaissait certainement l'existence de la Loge de l'Aurore Naissante puisque il prétendait avoir été initié dans sa jeunesse chez les Rose+Croix de Vienne, en Autriche, dans l'entourage du Comte Apponyi qui fut ambassadeur d'Autriche à Paris. Vienne avait été longtemps le siège de la Fraternité des Rose+Croix d'Or en Autriche; mais à l'époque où MacKenzie vivait à Vienne, vers 1840, la seule branche des Rose+Croix d'Or qui avait survécu était celle des Frères Initiés d'Asie qui avaient trouvé refuge dans le sein de la Loge Maçonnique de l'Aurore Naissante à Francfort-sur-Main. C'est d'ailleurs dans cette ville que la Réforme des grades et des rituels de la Rose+Croix d'Or d'Ancien Système avait eu lieu en 1777.
MacKenzie s'inspira des enseignements Qabalistiques des Frères Initiés d'Asie pour créer les rituels de la G.D. Il existe effectivement de nombreux points communs entre le système qabalistique de la G.D., celui des Frères Initiés d'Asie, et celui indiqué dans le VIIème Livre de Moïse. Or, le commentaire secret de ce livre révèle une partie des Rituels Théurgiques pratiqués au Grade de Magister Templi par la Fraternité de la Rose+Croix d'Or originale. Comme ces rituels sont toujours secrets et qu'ils ne peuvent s'obtenir que par transmission initiatique et avec l'autorisation du Collège Interne de la Rose+Croix d'Or, même encore actuellement, nous estimons que cela constitue la preuve formelle que Mathers avait bien reçu cette transmission. Nous savons qu'il possédait aussi des manuscrits alchimiques provenant des Rose+Croix d'Or Allemands, puisque nous possédons une copie de ces documents transcrits et traduits de sa propre main (par exemple le "Sigillum Secretorum Magnalia Dei Optimi Maximi"). Il n'est pas du tout impossible qu'il ait reçu la communication du commentaire qabalistique secret du VIIème Livre de Moïse de la part d'un adepte de l'Ordre Martiniste, car les Chefs de la Loge de l'Aurore Naissante (tous membres du Synédrion des Frères Initiés d'Asie) comme Hirschfeld et Joseph Molitor furent en contact avec la toute première génération Martiniste, comme Louis Claude de Saint Martin et Rodolphe de Salzmann à Strasbourg par l'intermédiaire des loges du Rite Ecossais Rectifié.
Nous devons également souligner que le secret qui entoure ce commentaire qabalistique du VIIème Livre de Moïse s'explique par le fait qu'il contient des rituels de type "tantrique" ou sexuels qui proviennent de l'Ecole Qabalistique de Sabathaï Zévi. Or nous savons, par certaines allusions contenues dans la correspondance entre les Temples Américains et la Loge-Mère de l'Alpha Oméga, que Mathers avait communiqué aux membres du Grade d'Adeptus Exemptus des enseignements de cette nature (appelée aussi "Alchimie Interne"), ce qui avait d'ailleurs provoqué leur démission; en effet, la plupart de ces membres appartaient à la pudibonde Société Théosophique et avaient été choqués, voire scandalisés par des enseignements qu'ils jugeaient "impurs". Ces faits prouvent en tous cas que Mathers avait bien reçu une grande partie du Corpus Hermeticum du grade de Magister Templi des Frères de la Rose+Croix d'Or ou des Frères Initiés d'Asie, y compris une partie du Corpus Alchimique (Externe et Interne), mais non pas toutefois l'intégralité de ce corpus.
Bref, ce que nous savons de façon certaine, c'est que les documents et les rituels de l'Ordre Intérieur de la Rosae Rubeae & Aureae Crucis proviennent en grande partie de documents très secrets du grade de Magister Templi de la Fraternité de la Rose+Croix d'Or allemande. Nous possédons la preuve de cette assertion; cependant, étant donné la nature extrêmement secrète de ces documents, nous ne pouvons les publier. Toutefois, nous avons eu l'autorisation de les communiquer (sous notre responsabilité) aux membres du Grade d'Adeptus Exemptus 7° = 4° de la R.R.&.A.C. Jusqu'à présent, nous les avons transmis à un seul initié de ce grade aux U.S.A. qui détient une partie des filiations américaines de l'Alpha Oméga.
Mathers prétendait aussi que l'un des ses Maîtres Secrets était un initié français, d'origine écossaise, vivant à Paris, qu'il désignait sous la devise mystique de "Frater Lux Ex Septentriones". Cet initié était peut-être apparenté avec la famille des Stuarts, dont il existe encore un descendant en France. Mathers appartenait d'ailleurs à une société secrète Jacobite appelée "The White Rose Society".
LE TEMPLE AHATHOOR OU LE TEMPLE AUX DEUX GRIFFONS
Le 20 mai 1892, les Mathers quittèrent Londres pour Paris où ils s'installèrent provisoirement au 79 rue Miromesnil, 8ème. Ils déménagèrent ensuite le 1er Janvier 1893, pour un appartement plus spacieux au 1 Avenue Duquesne, 7ème, près de l'Ecole Militaire et de l'Hôtel des Invalides; c'est dans cet appartement, que les premières réunions du Temple Ahathoor eurent lieu. Le Temple Ahathoor N° 7 fut consacré officiellement le Samedi 6 Janvier 1894 à 20 H 30 au 1 avenue Duquesne par Soror Fortiter et Recte (Annie Elizabeth Frederika Horniman), que Mathers avait invité à Paris en reconnaissance de sa généreuse aide financière. Westcott était également venu à Paris pour cette grande occasion. Il signa avec Annie Hornimann la Charte du Temple Ahathoor dont Mathers était bien sûr l'Imperator.
En 1895, les Mathers s'installèrent dans une villa d'Auteuil (alors une banlieue, pas encore une partie du 16ème arrondissement de Paris). Mathers avait choisi ce lieu pour une raison hautement initiatique que nous ne souhaitons pas divulger ici (disons simplement que ses véritables "Chefs Secrets" n'habitaient pas loin). Cette villa, qui devint le siège du Temple Ahathoor jusqu'à la fin de la vie de Mathers, est bien cachée des regards : elle se trouve en effet dans une cour intérieure abritant un petit jardin entouré de beaux immeubles datant du XIXè siècle, assez hauts pour masquer complètement la villa. Trois rues délimitent le pâté de maisons où étaient situés les trois entrées (très discrètes) de la villa : au 87 avenue Mozart, au 43 rue Ribéra et au 41 rue de la Source. Toutes ces adresses apparaissent bien dans le Livre des Minutes du Temple Ahathoor, mais elles ont fait croire à beaucoup d'auteurs que les Mathers avaient souvent changé de domicile, ce qui n'est pas le cas : il s'agit simplement des 3 entrées différentes de la même villa. Il existait une entrée pour le jardin (située avenue Mozart), une pour la résidence privée (rue de la Source) et une pour le Temple Ahathoor (rue Ribéra).
L'entrée du Temple est constituée par un grande porte cochère encadrée de deux griffons sculptés dans la pierre. Cette porte donne accès à un grand hall voûté qui servait de pièce principale pour le Temple. Au fond de cette salle se trouve une belle envolée d'escaliers en marbre blanc avec une rampe en bronze doré donnant accès aux étages supérieurs de la villa. Cet escalier monumental servait d'estrade (de "Dais") où trônait les Adeptes de l'Ordre. Il était bordé de chaque côté par quatre panneaux représentant les déités égyptiennes dont Ithell Colquhoun a donné la reproduction dans son livre "The Sword of Wisdom". La villa est entouré d'un beau jardin dans lequel trône une étrange statue.

Moina MacGregor Mathers
LES INITIÉS DU TEMPLE AHATHÖOR
La plupart des membres du Temple Ahathöor furent au début des anglais ou des américains expatriés en France. Le temple compta en effet très peu de français au départ, et ce malgré l'initiation du fameux "PAPUS" (le Dr. Gérard d'Encausse), fondateur et Grand Maître de l'Ordre Martiniste et "pape" de l'occultisme en France après le décès d'Eliphas Lévi. L'Ordre Martiniste était le seul ordre français à avoir été reconnu par l'Aube Dorée, comme le prouve un document de l'Ordre Intérieur, nommé "General Orders" et datant de 1895, qui stipulait les recommandations suivantes:
"Nous vous invitons à parler toujours avec tolérance et respect de toutes les autres écoles de véritable occultisme, ainsi que de la philosophie orientale en contraste avec l'hermétisme et la Fraternité Rosicrucienne. Les oeuvres de l'école de Lake Harris devraient être évitées; l'H.B.L. (la Fraternité Hermétique de Louxor) est condamnée, de même que, bien sûr, les enseignements lucifériens ou palladiens; la soi-disant Rose+Croix de Sar Peladan est considérée comme une perversion ignorante de la Fraternité Rosicrucienne, elle ne contient aucune connaissance véritable et n'est même pas digne du titre d'ordre occulte. Les messes noires ressortent, comme elles l'avouent, du domaine de la magie noire; les Martinistes, aussi longtemps qu'ils adhéreront aux enseignements de leur fondateur, seront en harmonie avec la R.R. & A.C. ["Rosae Rubeae et Aureae Crucis", le nom du Second Ordre, ou Ordre Intérieur de l'Aube Dorée]."
On voit, par ce document interne extrêmement clair, que les adeptes de l'Aube Dorée étaient très bien renseignés sur les autres ordres initiatiques français, et qu'ils se considéraient comme les seules véritables Rose+Croix, avis que nous ne pouvons que partager si l'on considère la haute teneur des enseignements théurgiques de l'a G.D. en comparaison des bien pâles imitations "rosicruciennes" françaises de l'époque.
Bien que Papus ait été initié officiellement le 23 mars 1895 au grade de Neophyte dans le Temple Ahathöor N° 7, et que pour cette occasion la cérémonie de son admission ait été célébrée pour la première fois en français, il ne dépassa jamais ce grade. Il faut chercher les raisons de la désaffection de Papus vis-à-vis de l'Aube Dorée dans le fait qu'il voyait d'un mauvais oeil l'installation en France d'un ordre rosicrucien étranger qui pouvait concurrencer son Ordre Martiniste et surtout l'Ordre Kabbalistique de la Rose+Croix qu'il avait créé avec Stanislas de Guaita en 1890. Il fit à ce sujet une allusion sans équivoque possible:
"Le mouvement Rose+Croix aurait continué dans le silence, ou à l'abri d'autres organisations initiatiques, si des occultistes étrangers n'avaient prétendu arracher à la France - lieu d'élection des traditions occidentales - à ses origines, pour l'entraîner dans un mouvement qui devait changer l'axe de gravitation de l'ésotérisme pour le placer hors de Paris. [...] Il eût été sacrilège de laisser anéantir l'oeuvre des maîtres d'occident. Aussi fut-il décidé en haut lieu qu'un mouvement de diffusion serait entrepris, destiné à selectionner par le travail et l'examen, les initiés capables d'adapter la tradition ésotérique au siècle qui allait s'ouvrir."
Cette déclaration intempestive visait peut-être plus la Société Théosophique de Mme Blavatsky (que Papus avait quitté avec fracas) que l'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée. Il existe de nombreuses analogies entre l'Ordre Martiniste et la G.D. Par exemple, la disposition des officiers d'une "heptade" (loge) Martiniste n'est pas sans rappeler celle des officiers de l'Aube Dorée. L'étude de la Qabale est également commune aux deux Ordres, mais il existe une différence fondamentale entre l'Ordre Martiniste et l'Aube Dorée : l'Ordre Martiniste est une Fraternité essentiellement "Christique" et mystique dans lequel la Théurgie intervient peu, alors que l'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée est une école de Qabale Pratique orientée vers la Magie Cérémonielle.
Malgré la défection du Grand-Maître de l'Ordre Martiniste, plusieurs membres de l'Aube Dorée furent affiliés à cet Ordre, que Papus avait fondé en 1888; parmi eux, citons William Thomas Horton, le Révérend Ayton, et William Peck. Il est également certain que W.B. Yeats et A.E. Waite eurent des contacts avec les Martinistes de Paris, sans compter MacGregor Mathers lui-même, bien entendu.
Bien que le Temple Ahathöor N°7 ait compté peu de membres, puis qu'il enregistra seulement 27 initiés (15 femmes et 12 hommes) au cours des 64 réunions qui eurent lieu entre 1894 et 1900, il reçu néanmoins de nombreuses visites de la part des membres de l'Ordre Intérieur du Temple Isis-Urania de Londres jusqu'en 1900, date du début des troubles qui s'élevèrent entre Mathers et ses disciples. De plus, comme les Mathers, les Nisbets et les Durands étaient tous membres de l'Ordre Intérieur, le Temple Ahathöor posséda certainement sa propre "Voûte des Adeptes", construite grâce au talent artistique de Moïna Mathers. Elle fut érigée sans doute dans la villa des Mathers, au 87 rue Mozart à Auteuil; d'après les informations que nous avons pu recueillir auprès d'un antiquaire, les murs heptagonaux de la Voûte des Adeptes étaient construits avec des paravents en toiles peintes.
L'un des seuls membres français de la première époque du Temple Ahathoor à avoir atteint le grade d'Adeptus Minor fut Eugène JACOB (1847-1942), un astrologue, plus connu sous le pseudonyme d'ELY STAR, qui écrivit en 1887 un ouvrage intitulé "Les Mystères de l'Horoscope". Il fut initié au grade 0°= 0° de Néophyte le 22 août 1896 et élevé au grade 5°= 6° d'Adeptus Minor le 25 février 1898; il devint même le Hiérophante du Temple Ahathöor en septembre 1899. Il était astrologue professionnel et relança en France l'astrologie égyptienne telle qu'elle fut exposée par Paul Christian (un ami d'Eliphas Lévi) dans les années 1860. Son épouse était tarologue et devint membre d'Ahathöor en novembre 1896. Selon le grand astrologue Volguine, plusieurs des confrères astrologues d'Ely Star auraient appartenus au Temple Ahathöor N° 7. C'est du moins ce qu'il prétend dans un numéro spécial des "Cahiers Astrologiques" (N° 109, Avril 1964), consacré à l'astrologie dans les sociétés secrètes et où il abordait l'astrologie de l'Aube Dorée.
Parmi les astrologues en question, Volguine cite Abel THOMAS (plus connu sous son pseudonyme d'Abel HAATAN). Bien que le nom d'Abel Thomas ne figure nulle part dans aucun des deux Livres des Minutes du Temple Ahathoor, il est intéressant de mentionner qu'il fut le Grand Maître de la Franc-Maçonnerie Egyptienne en France et le Vénérable Maître de la Loge de l'Arc-en-Ciel de l'Ordre Maçonnique de Misraïm. Il s'opposa à l'initiation de Papus dans la Franc-Maçonnerie Egyptienne. Son frère, Alexandre-Albéric Thomas, fut également membre de l'Ordre Rénové du Temple fondé par René Guenon, lui aussi un ennemi de Papus qui l'avait exclu de son Ordre Martiniste. Alexandre Thomas fut l'associé de Pierre Dujol qui tenait la "Librairie du Merveilleux". Or Dujol était un grand alchimiste et l'ami de Fulcanelli qui fréquentait Ferdinand de Lesseps, lui-même initié dans les hauts grades de la Franc-Maçonnerie Egyptienne et dans une société secrète Egyptienne appelée "les Frères d'Héliopolis". Il est donc fort probable que Mathers ait été en contact avec toutes ces personnes par l'intermédiaire de Frater Ely Star (et aussi de Soror Semper Ascendere, Mme Voronoff), ce qui éclaire d'une lumière considérable les relations qu'il pouvait entretenir avec les milieux initiatiques français.
A partir de 1898 environ, les minutes du Temple Ahathöor N° 7 indiquent qu'un nombre croissant de français furent initiés; comme la plupart des membres anglais et américains, tous sont d'illustres inconnus. Cependant les Mathers reçurent la visite de nombreux membres du Temple Isis-Urania N°3 de Londres, qui participèrent souvent aux cérémonies du Temple Ahathoor, dont Maud Gonne (qui vécu pendant un moment aussi à Auteuil), W.B.Yeats, Florence Farr, Percy Bullock, Pamela Carden, Frederick Leigh Gardner, Allan Bennett (qui fut élu membre honoraire du Temple Ahathoor) et bien sûr Aleister Crowley.
L'AFFAIRE "HOROS".
La première époque de l'histoire du Temple Ahathoor s'achèva vers 1900, suite à la visite de trois imposteurs qui se firent passer pour des membres du Temple Américain Thmé N°8. Cette visite "officielle" allait s'avérer catastrophique pour Mathers et pour la bonne réputation de l'Ordre. Il s'agissait en fait d'un couple d'escrocs qui se faisait appeler les HOROS, et qui était accompagné de l'une de leurs dupes, le Dr Rose Adams.
"Madame Horos" réussit à se faire passer auprès de Mathers pour la fameuse Soror Sapiens Dominabitur Astris ("Mme Sprengel"), la soi-disant Adepte allemande qui aurait autorisé Westcott à relancer l'Ordre en Angleterre. Elle présenta ses deux compères comme étant des membres du Temple Thmé N°8, son mari, Théo Horos (de son vrai nom Frank Jackson) étant pour l'occasion Frater Magus Sidera Regit 4°=7°, et le Dr Rose Adams Soror Sapientia Ad Beneficiendum Hominibus 2°=9°. Les trois imposteurs assistèrent à une assemblée solennelle du Temple Ahathoor (qui eût lieu le Vendredi le 16 Février 1900) où ils furent même élus "membres d'honneur" du Temple en tant que "visiteurs de marque du Temple Thmé N°8 en Amérique".
Evidemment, celà implique qu'il existait déjà à cet époque un Temple de la G.D. en Amérique. L'histoire de ce temple est obscure. Dans son livre "The Golden Dawn Companion", Bob Gilbert s'est interrogé sur ce mystérieux Temple "Thmé" : il suppose qu'il s'agissait en fait du Temple "Thoth-Hermès" de Chicago ou de Philadelphie. C'est inexact, car le Temple Thoth-Hermès était situé à New-York et non pas à Chicago. Une certaine confusion semble régner dans la numérotation des Temples Américains. En effet, bien que dans le second Minute Book du Temple Ahathoor, Mathers indiquait en Juillet 1911 que le Temple Thoth-Hermès de New-York portait le N°8, les documents de ce Temple datant de 1920 indiquent qu'il portait le N°9. D'autre part, Mathers mentionne également dans le même Minute-Book un autre Temple de New-York, le Temple Neith N°10. Pourtant vers 1922, les documents américains de l'Alpha Oméga précisent que le Temple N°10 était celui de Philadelphie et qu'il s'appelait "Ptah N°10"; à la même époque il existait aussi un Temple de l'Alpha Oméga à Los-Angelès, appelé "Atoum N°20 (la numérotation des Temples de l'Alpha Oméga suit celle des lettres hébraïques).
En fait, le Temple Thmé N°8 fut sans doute la première tentative de fondation d'un temple en Amérique, tentative qui fut semble-t-il un échec. Selon Paul Foster Case, le premier temple américain de l'Ordre aurait été créé à New-York en 1897 par les Lockwoods, un couple de Théosophes assez influents auxquels Mathers aurait accordé le grade honorifique d'Adeptus Exemptus. Paul Foster Case prétend que les Lockwood étaient allés à Paris pour recevoir ce grade, mais les Minutes Books du Temple Ahathoor ne mentionnent pas cette évènement; d'ailleurs, selon les archives de la Société Théosophique de New-York, les Lockwood n'étaient même pas encore affiliés à une loge théosophique en 1897 ! De plus, selon les documents de l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga, ils ne reçurent la Charte qui les autorisaient à fonder le Temple Thoth-Hermès N°9 de New-York qu'en 1904.
Le nom du nouveau Temple américain semble avoir été "Thmé" ou "Thémis", nom égyptien ou grec de Maat, déesse de la Vérité et de la Justice. Darcy Kuntz mentionne dans son livre "The Golden Dawn Source Book" que la Charte du Temple Thmé N°8 aurait été accordé en 1897 à un certain George W. Wiggs (Frater Amor Lux et Labor) de Chicago, dont nous ne savons rien. Il indique aussi qu'il aurait été initié au grade de Néophyte au sein du Temple Thoth-Hermès, ce qui est impossible puisque ce Temple n'existait pas encore à cette date.
Charles Rosher (Frater Aequo Animo) raconta à Aleister Crowley que Madame Horos avait probablement appris tout ce qu'elle savait au sujet de la G.D. de la part de membres américains de l'Ordre qu'elle avait rencontrée auparavant à New-York. Peut-être s'agissait-il des Durands, un couple d'artistes juifs américains qui furent membres de l'Ordre Intérieur du Temple Ahathoor pendant plusieurs années. James Madison Durand (Frater Judah, puis Melitzah) fut même Hiérophante du Temple Ahathoor en 1896. Il quitta la France avec son épouse en 1897 pour retourner vivre aux U.S.A. Mme Horos avait sans doute fait la connaissance de ces initiés de la G.D. (les Durands?) au sein de la Société Théosophique dans laquelle elle s'était infiltrée en essayant de se faire passer pour la réincarnation de Madame Blavatsky (les membres de la G.D. étaient effectivement presque tous membres de la Société Théosophique).
Apparemment, Mme Horos réussit à faire croire à Mathers qu'elle était la véritable Mme Sprengel (Soror Sapiens Dominabitur Astris) et qu'elle n'était pas décédée comme l'avait prétendu Westcott. Elle lui raconta aussi qu'elle était venue à Paris pour l'aider financièrement à rétablir les Mystères d'Isis. Mathers crut bon de saisir cette opportunité pour renforcer son autorité, alors déjà chancelante, auprès des Adeptes de Londres. En effet, ces derniers, de plus en plus mécontents de l'autorité de Mathers, souhaitaient que Westcott redevienne Chef de l'Ordre Intérieur. Or, Mathers considérait (à juste titre d'ailleurs) que l'Ordre Intérieur de la R.R.A.C. était sa création personnelle. Bien que Westcott ait été obligé de démissionner de l'Ordre suite à une dénonciation anonyme auprès de ses supérieurs hiérarchiques, Mathers craignait néanmoins son retour dans la direction de l'Ordre Intérieur. Il commit alors une erreur énorme : le 16 Février 1900, le jour même de la visite officielle de "Soror S.D.A." au Temple Ahathoor, il prit le risque d'avouer, dans une lettre qu'il écrivit à Florence Farr (alors Chef de l'Ordre Intérieur en Angleterre), que Westcott avait fabriqué une fausse correspondance allemande pour légitimer les filiations de l'Ordre et que celui-ci n'avait jamais été en contact avec la vraie Soror S.D.A. qui était maintenant avec lui à Paris.
Bien évidemment, cette révélation provoqua une crise de confiance de la part de tous les membres de l'Ordre Intérieur de Londres. Cela se transforma en véritable catastrophe pour Mathers lorsqu'il se rendit compte, trop tard, que Mme Horos n'était qu'un imposteur doublé d'un escroc. Dans sa crédulité, Mathers lui avait même confié tous les rituels de l'Ordre Extérieur, rituels qu'elle utilisa plus tard pour fonder une fausse Golden Dawn en Angleterre, après avoir tenté vainement de s'infilter dans la véritable Golden Dawn à Londres. Avertis par Mathers, les adeptes de Londres démasquèrent le couple Horos, mais cela ne fut pas suffisant pour éviter le scandale. En effet, en 1901, le couple Horos fut arrêté par la police et fut condamné à la prison pour le viol d'une mineure. Lors du procès, la victime raconta qu'elle avait été initiée par les Horos dans l'Ordre de la Golden Dawn. Le nom de l'Ordre fut traîné dans la boue par les journaux à scandales anglais. Ses rituels furent même partiellement publiés. A la suite de ce scandale, beaucoup de membres quittèrent l'Ordre qui changea tout d'abord de nom en 1902, puis qui fut dissous en 1903. Il éclata en plusieurs branches rivales dont les trois principales furent la Stella Matutina dirigée par Felkin, l'H.O.G.D. dirigé par Waite, et l'Alpha Oméga dirigé par Mathers et Brodie-Innes.
Suite au scandale lié à l'affaire Horos et aux querelles internes de la G.D., Mathers dût mettre en sommeil le Temple Ahathoor jusqu'en 1909. Le Livre des Minutes pour la période s'étendant de 1909 à 1923 montre bien qu'il ne restait plus aucun membre ayant appartenu au premier Temple, à l'exception des Mathers. Toutefois, ceux-ci n'interrompèrent pas complètement leurs activités ésotériques, mais ils le firent sous la couverture des Mystères d'Isis. En effet, les Mathers avait lancé en 1898 le Culte d'Isis à Paris, qui connu une vogue certaine à la Belle-Epoque. Le culte d'Isis était semi-publique et il servit en quelque sorte de cercle extérieur pour le recrutement du Temple Ahathöor lors de son réveil en 1909.
LE TEMPLE AHATHOOR A L'EPOQUE DES MYSTERES D'ISIS.
Les Mathers commençèrent à lancer le Culte d'Isis au Théâtre de la Bodinière où se déroulèrent les représentations publiques des cérémonies Isiaques. Presques toutes les informations que nous possédons à ce sujet, proviennent d'un article écrit en anglais par Frederic LEES dans "The Humanitarian" (février 1900) et d'un article écrit en français par André GAUCHER dans les N° 94 & 95 de "L'Echo du Merveilleux" (décembre 1900), articles que nous reproduisons tous deux ci-dessous intégralement, en commençant par l'article de Frederic Lees.
LE CULTE D'ISIS A PARIS.
Conversations avec l'Hiérophante Ramsès et la Grande Prêtresse Anari.
"A travers les rideaux de mousseline jaune à ma droite entrait la lumière tamisée d'un matin de mi-octobre. La statue ailée d'Isis me faisait face, son disque cornu entouré d'une auréole de lumière diffuse qui pénétrait à travers les interstices des volets d'une autre fenêtre derrière moi. Une gerbe de fleurs était déposée à ses pieds, et de chaque côté d'elle se trouvaient des lotus - le symbole de la résurrection. Mes pensées furent transportées des milliers d'années en arrière dans le passé, avant le temps de J.C. - Je compris que je me trouvais dans un petit temple d'Isis. De tous les côtés se présentaient les évidences de la religion des anciens égyptiens; ici près de l'autel, les représentations d'Osiris et de Nephtys, d'Horus et d'Harpocrates; là, devant l'autel, une lampe triangulaire faite d'une pierre verte, d'où sortait une petite langue de flamme blanche, jamais éteinte. L'odeur pesante d'encens, témoin d'une cérémonie récente, se mélangeait au parfum des fleurs.
J'étais en train d'examiner l'étrange lampe verte quand une voix à mon côté interrompit mes pensées. C'était l'Hiérophante Ramsès qui parlait. A son côté se tenait sa femme, la Grande Prêtresse Anari.
"Je vois que vous admirez la lampe Thibétaine", dit-il. Et il se mit, avec l'enthousiasme d'un vrai archéologue, à me raconter son histoire. "Un très beau symbole!" s'exclama-t-il. "Elle a été apportée de Lhassa, la cité sacrée. Notez que ses trois côtés ne sont pas parfaitement droits, qu'elle a la forme d'un bateau, d'une flamme. La lampe est symbolique, comme l'est tout dans notre belle religion. Rien de ce que vous voyez ici n'est sans un sens, rien ici n'est inutile. Par exemple, voici un sistrum qui est secoué dans nos cérémonies. Un des côtés de la partie en bois de cet instrument représente l'Alpha, le commencement, l'autre côté, la fin, l'Oméga; la partie en métal symbolise l'arche du ciel; les quatre tiges métalliques sont les quatre éléments. Notez que sur chaque tige sont enfilés cinq anneaux qui représentent, quand on agite le sistrum, la mise en action des forces de la nature par l'Esprit Divin de la vie. De même pour nos vêtements, comme je vous l'expliquerais plus tard. Et maintenant, allons dans l'autre pièce où nous pourrons nous asseoir et parler ensemble plus à l'aise."
Cinq minutes plus tard Monsieur le Comte et Madame la Comtesse MacGregor de Glenstrae me racontaient comment ils se sont trouvés en train de ressusciter à Paris le culte de l'adoration d'Isis, les espérances qu'ils ont pour ce culte, et les belles vérités qu'ils avaient découvertes au cours de leurs études de cette religion, morte pour les égyptologues, mais pour eux si vivante et pleine de forces vitales.
"Vous m'avez demandé", dit l'Hiérophante Ramsès, le nom sous lequel le Comte MacGregor, un gentilhomme écossais de fortune, officie dans les messes d'Isis qu'il célèbre chez lui dans la rue Mozart, à Passy, une banlieue chic de Paris, "comment nous avons commencé à faire revivre cette religion ancienne. La réponse est simple. Au cours de nos études de la religion égyptienne nous avions trouvé certaines vérités perdues; en les redécouvrant nous nous sommes convertis au culte d'Isis. Ce renouveau, vous voyez, était à l'origine quelque chose d'entièrement privé; nous n'avions aucune intention de convertir d'autres personnes jusqu'à ce qu'un événement changeât complètement notre intention. Mais avant que je vous raconte ce qui arriva, il faut d'abord que je vous dise ceci: beaucoup de gens regardent notre propagande d'un mauvais oeil, avec l'impression que nous avons entrepris de reprendre le culte d'Isis tel qu'il le devint dans sa période de décadence. Mais ceci est très loin de notre but. Nous sommes allés bien au-delà du culte dégénéré en revenant au temps où le culte d'Isis avait sa forme primitive originale quand il n'avait pas encore été encombré et surchargé par des additions, comme il le fut dans les périodes plus tardives de l'histoire du monde. Notre culte est l'adoration d'Isis dans sa forme la plus pure. Ceci dit, Madame la Comtesse vous expliquera comment nous sommes arrivés à changer la portée de notre intention."
"Cela se passa ainsi", dit la Grande Prêtrese Anari. "Nous avons fait la connaissance de Monsieur Jules Bois qui, comme vous le savez, s'intéresse beaucoup aux religions et à leurs renaissances; il nous demanda de présenter une cérémonie Isiaque au théâtre de la Bodinière où il avait déjà donné des conférences sur le Bouddhisme et s'était arrangé pour présenter une messe bouddhiste. Il pensait donc que le public serait intéressé pour connaître quelque chose sur Isis. Mais nous ne désirions pas apparaître en public et, par conséquent, refusâmes sa requête. Tout ce serait arrêté là si Isis elle-même n'était intervenue. Une nuit elle m'apparût dans un rêve et donna sa sanction à tous les efforts que nous pourrions faire à Paris, son ancienne cité, pour y rétablir son culte. Nos scrupules furent balayés. Voici comment nous en sommes venus à donner une première représentation au théâtre de la Bodinière, quand Monsieur Bois y fit sa conférence sur la magie égyptienne, et nous présenta au public, comme il le fait aussi chaque fois que nous célébrons les messes là-bas."
Moi-même j'avais été présent à la première de ces occasions; la seconde m'avait été décrite par un ami. L'Hiérophante Ramsès et la Grande Prêtresse Anari apparurent les deux fois bien sûr dans leurs robes sacerdotales: les plus beaux costumes que jamais prêtre ou prêtresse avaient portés; beaux parce qu'ils exprimaient tellement de choses aux fidèles. Le prêtre était habillé d'une longue robe blanche; autour de sa taille, une ceinture zodiacale; sur ses bras et ses chevilles, des bracelets sacrés; de ses épaules pendait la peau de léopard, dont les taches symbolisent les étoiles dans l'atmosphère universelle et ce que les théosophes appellent le corps astral. De même, le uskh ou collier autour de son cou représente l'abondante substance matérielle et sans limites, tandis que les boucles pendantes de ses cheveux sont l'emblème de la jeunesse. "La sagesse véritable est toujours jeune". Mais le vêtement de la Grande Prêtresse Anari est mieux adapté pour donner une bonne idée du symbolisme de l'adorateur d'Isis. Ses long cheveux flottants expriment l'idée des rayons de lumière irradiants à travers l'univers. Sur sa tête est posé un petit cône, symbole de l'esprit Divin, et une fleur de lotus, symbole de la pureté et de la sagesse. "Le lotus croît" dit l'Hiérophante Ramsès "à partir des eaux pleines de boue du Nil. Le cône est la flamme de la vie. L'habillement de la Prêtresse exprime l'idée que la vie de la matière est purifiée et régie par l'esprit Divin de la Vie qui vient d'en haut."
A la seconde occasion où le Comte et la Comtesse MacGregor apparurent au théâtre de la Bodinière, une messe d'Isis fût célébrée. Au centre de la scène était placée la statue d'Isis, avec de chaque côté d'elle d'autres statues de dieux et de déesses; et devant elle, sur le petit autel, brûlait la lampe de pierre verte. Debout devant l'autel, l'Hiérophante Ramsès tenait d'une main le sistrum, qu'il secouait de temps en temps, et dans l'autre main il tenait un petit bouquet de fleurs de lotus. Il récita d'abord une prière devant l'autel, après laquelle la Grande Prêtresse Anari invoqua la déesse d'une voix sonore et avec une intonation pleine de passion. Puis suivit la "danse des quatre éléments" présentée par une jeune parisienne habillée d'une longue robe blanche. Elle avait été récemment convertie et avait déjà récité un poème en vers français en honneur d'Isis. Les quatre danses étaient: la danse des fleurs, qui symbolisait l'hommage de la terre à la déesse égyptienne; la danse du miroir, qui représentait les vagues de l'eau; la danse des cheveux, symbolique du feu; et la danse des parfums, pour l'élément air. La plupart des femmes présentes dans l'audience étaient des parisiennes chics du grand monde et elles avaient apportées des fleurs en offrande, tandis que les hommes versaient des grains de blé sur l'autel. La cérémonie entière était extrêmement artistique.
"Dois-je comprendre", demandais-je à l'Hiérophante Ramsès, "que votre religion est monothéiste?"
"Nous croyons, comme nos prédécesseurs," fût la réponse, "que la puissance divine peut être présente et apparaître dans les statues. Non, nous ne sommes pas monothéistes, et pour cette raison on nous a souvent traités d'idolâtres. Mais est-ce que l'univers, Dieu manifesté dans la matière, n'est pas un grand "eidolon"? Nous sommes des panthéistes; nous croyons que chaque force dans l'univers est dirigée par un dieu. Par conséquent, les dieux sont sans nombre et infinis."
- Et l'objet, le but, de votre religion est donc alors précisement le même que celui de toute autre religion?
- Précisement. Notre but est qu'elle doit être un guide de moralité pour quiconque l'adopte. Et cette vie nouvelle de l'une des plus anciennes religions devrait être un agent pour le Bien dans le monde. Prenez notre Livre des Morts. C'est le livre que Moïse lui-même a sûrement étudié quand il vécu en Egypte; et n'y trouvons-nous pas beaucoup de choses qui sont aussi dans la Bible? Ce qui détourne beaucoup de personnes du culte d'Isis, c'est son symbolisme archaïque, mais pourtant, dans mon opinion, c'est exactement celà qui devrait les attirer. En comparant le Livre des Morts et la Bible, nous constatons que celui-ci ressemble bien plus au Nouveau Testament qu'à l'Ancien, malgré son extrême antiquité. Il semblerait, par cette ressemblance, qu'il y a lieu de croire que le Christ avait étudié le culte d'Isis. Rappelez-vous qu'il y a une période de Sa vie sur laquelle nous n'avons aucune information - sa vie d'enfant en Egypte. Dans le Nouveau Testament on parle d'un fidèle comme d'un "membre du Christ"; dans le Livre des Morts un fidèle est appelé "membre d'Osiris". Et puis, un des symboles d'Osiris est sa houlette du Bon Pasteur. Quant à la beauté du langage, le Livre des Morts est plus que tout à fait comparable au grand ouvrage chrétien. Où, par exemple, pourriez-vous trouver des passages plus beaux que ceux-là :
L'Hiérophante prit son Livre des Morts et lut les lignes suivantes d'une voix pleine d'émotion et de révérence:
"Je suis venu sur Terre et j'en ai pris possession avec mes deux pieds. Je suis Toum et j'arrive de ma propre demeure. Arrière, oh! Lion, avec ta bouche brillante et ta tête penchée vers le bas, tu recules devant moi et ma puissance. Je suis Isis et tu me vois laissant tomber sur mon visage la chevelure qui s'étend tout autour de mon front. Je fus conçu par Isis et engendré par Nephtys. Isis détruit tout ce qui est mauvais en moi et Nephtys retranche tout ce qui est rebelle."
- On m'a raconté", dis-je en m'adressant à la Comtesse MacGregor, "que vous avez un pouvoir sur l'atmosphère. Est-ce vrai que vous possédez certains pouvoirs?"
- Oui, nous possédons un certain pouvoir occulte traditionnel. Nous connaissons beaucoup de vérités traditionnelles oubliées de nos jours excepté par un très petit nombre de personnes. Mais ce savoir caché, nous pouvons l'enseigner seulement à ceux qui consentent à devenir initiés. Comme dans le passé, ainsi à présent, nous avons des initiations sacrées. Elles contiennent des notions théologiques sur un niveau bien plus haut que les dogmes enseignés aux fidèles ordinaires; elles comprennent aussi un système de magie. L'initié doit, évidemment, jurer de tenir cette connaissance secrète."
- Avez-vous beaucoup de disciples parmi les parisiens?"
- Un nombre croissant, et tout à fait suffisant pour remplir notre petite chapelle. Un temple pour nos cérémonies est en cours de construction à Paris."
Depuis cette première visite au Comte et à la Comtesse MacGregor à la mi-octobre, j'ai eu beaucoup d'occasions d'entendre leurs idées sur la religion, soit à leurs réceptions, où il y avait toujours un grand nombre d'invités, soit aux messes qu'ils célébraient. Leurs réceptions, il faut le dire, sont parmi les plus fascinantes à Paris. On y trouve des gens de toutes les nuances d'opinion et de toutes les professions; des adorateurs d'Isis, des alchimistes, des protestants, des catholiques, des savants, des médecins, des avocats, des peintres, des hommes et des femmes de lettres, ainsi que des personnages de haut rang.
La Grande Prêtresse Anari a des opinions très intéressantes sur le rôle des femmes dans la religion. "L'idée d'une prêtresse est à la racine de toutes les anciennes croyances." Elle me dit une fois : "Ce n'est qu'en notre temps éphémère qu'elle est negligée. Même dans l'Ancien Testament nous trouvons la Prêtresse Déborah, et le Nouveau Testament nous parle de la Prophètesse Anne. Que trouvons-nous dans le développement moderne de la religion pour remplacer l'idée féminine et conséquemment la Prêtresse ? Quand une religion symbolise l'univers par un Etre Divin, n'est-il pas illogique d'omettre la femme, qui en est la moitié principale, puisqu'elle est le créateur principal de l'autre moitié - l'homme ? Comment pouvons-nous espérer que le monde deviendrait plus pur et moins matérialiste si on exclut du divin, qui est l'idéal le plus haut, cette part de Sa nature qui représente en même temps la faculté de recevoir, et celle de donner, l'amour - c'est-à-dire l'amour dans son aspect le plus élevé - symbole de la sympathie universelle ? C'est là où l'on trouve la puissance magique de la femme. Elle prend sa force dans son alliance avec les énergies sympathiques de la Nature. Et qu'est-ce donc que la Nature, si ce n'est l'ensemble des pensées vêtues de la matière, ainsi que l'ensemble des idées qui cherchent à se matérialiser? Quelle est cette éternelle attraction entre les idées et la matière? C'est ça le secret de la vie. N'avez-vous jamais réalisé qu'il n'existe même pas une seule flamme sans une intelligence particulière qui l'anime? ou un seul grain de sable sans une intelligence, cette idée même qui l'avait formé? Ce sont ces idées intelligentes que sont les Elémentaux ou Esprits de la Nature. La femme est une magicienne de la Nature, dès sa naissance, à cause de sa grande sensibilité naturelle et innée et de sa sympathie instinctive avec les intelligences aussi subtiles que celles des habitants de l'air, de la terre, du feu et de l'eau."
Ces mots donnent une bien meilleure idée de la nature intelligente et rêveuse de la Comtesse MacGregor que ne pourraient le faire des mots à moi. Dans leur profondeur apparaît quelque chose de mystique, d'occulte; nous y percevons le reflet d'un esprit unique. Ce mysticisme, cette tendance vers l'occulte, apparaît aussi dans toutes ses entreprises. C'est évident dans ses discours et dans ses écrits, mais plus spécialement dans ses tableaux.
Car la Grande Prêtresse Anari est une artiste accomplie. Etudiante de Colarossi et d'autres académies parisiennes, elle a reçu une formation solide de l'art. Les méthodes apprises dans ces écoles, elle les applique à sa propre manière, ne suivant le style d'aucun maître en particulier, mais se fiant entièrement à ses propres pensées. Ses oeuvres par conséquent sont très originales. Ses représentations des hommes et des femmes le sont aussi, ainsi que les objets qui les entourent et qui n'appartiennent pas à ce monde, mais au monde de l'imagination, le seul où, d'après son opinion, la vraie beauté peut se trouver. Dans ses peintures il y a beaucoup du même esprit que dans les écrits de Fiona McLeod et, jugeant d'après un de ses tableaux inspiré par un des contes de cet écrivain, elle serait la personne idéale pour illustrer les oeuvres de l'auteur de "Pharaïs" et de "Vieux Contes Celtiques Racontés de Nouveau". Cette tendance vers l'idéal apparaît même dans ses portraits, tel, par exemple, que celui de son mari *, accroché derrière la porte de la salle à manger, dans lequel il est représenté comme un Adepte Mage, avec trois étoiles sur sa couronne et ses mains tenant la poignée, ornementée de pierres précieuses, d'une épée qui irradie une lumière mystérieuse.
* NOTE : Il s'agit du fameux tableau miraculeusement retrouvé par Ithell Colqhoun qui le détenait de la baronesse Morgan Boyd qui succèda à Moïna Mathers en tant qu'Imperatrix de la Loge Alpha Oméga N°3 de Londres. Après le décès d'Ithell Colqhoun ce tableau a été vendu à un acquéreur anonyme.
Comme l'a mentionné Frederick Lees dans l'article ci-dessus, le succès grandissant du Culte d'Isis à Paris incita les Mathers à déménager à Montmartre en 1900 afin d'installer leur nouveau Temple dans une villa plus vaste entourée d'un jardin. Ce fait est rapporté dans l'article suivant d'André Gaucher qui nous livre un témoignage précieux sur les activités ésotériques des Mathers à Montmartre.
ISIS A MONTMARTRE
"Je savais qu'Isis avait conservé à Paris un culte et des autels; mais j'ignorais que les rites de la déesse égyptienne eussent si près de moi leurs sanctuaires. Je l'appris trop tard, hélas! La décadence romaine a vu les dieux qui s'en vont; la décadence moderne, plus triste encore, voit les dieux qui déménagent.
- "Vous savez qu'Isis nous quitte", me dit un soir, en riant, M. Salanson, mon collègue de la Liberté, qui habite rue Ribeira, à Auteuil, une maison voisine de la mienne.
- "Comment ça?" fis-je étonné, "Isis? la déesse?"
- "La déesse, parfaitement. Ou plutôt ses prêtres qui habitent ici-même, rue Ribeira. Mais, le pavillon, pardon, le temple où ils célèbraient leur culte était devenu trop petit. Il paraît que les adorateurs d'Isis deviennent de jour en jour plus nombreux et plus férvents. Il leur faut maintenant un vaste jardin où les théories des cortèges sacrés puissent se développer à l'aise, et ils ont trouvé, dit-on, un parc à leur convenance, au haut de la Butte. Les mânes d'Osiris et d'Horus vont tressaillir d'aise dans la poussière des pyramides. Vous que le "merveilleux" intéresse, vous devriez aller voir ça."
J'étais stupéfait. Avoir eu là, sous ma main, à ma porte, les héritiers des collèges sacerdotaux de Memphis et d'Heliopolis et les avoir ignorés; il y avait de quoi être vexé. Une rapide enquête dans le quartier me convainquit de la réalité du fait.
Et moi-même, en précisant mes souvenirs, je me remémorais une grande figure maigre et osseuse, montée sur une paire de longues jambes, des jambes vigoureuses de montagnard, d'Ecossais des highlands. Le plus souvent, vêtu du veston et du pardessus moderne, M. MacGregor avait l'air d'un bon bourgeois, d'ailleurs seulement un peu excentrique. Mais quelques fois aussi le souvenir des clans d'Ecosse s'imposait de telle sorte à son imagination qu'il ne resistait pas au plaisir de revêtir le costume national, et alors, pour la plus grande joie des gamins de la rue Mozart, il sortait jambes nues et en plaid quadrillés, en bariolé comme auraient dit les grenadiers de la Grande Armée qui eurent affaire aux highlanders et qui ne détestaient pas ces montagnards, solides, soldats et bons enfants.
Seulement je ne savais pas que M. MacGregor, l'Ecossais, fût le grand-prêtre d'Isis l'Egyptienne, et j'ignorais pareillement que Mme MacGregor, un beau et fin visage de femme, aux grands yeux pensifs, à l'abondante chevelure brune, fût elle-même la grande prêtresse de l'épouse infortunée d'Osiris.
Vous pensez bien que ma curiosité fut hantée au plus haut point et que je ne resistai pas à l'envie d'escalader la Butte pour y découvrir Isis à Montmartre.
SINGULIER DECOR
Et voila pourquoi je gravis la pente raide et tournante de la rue Lepic. Etrange, d'ailleurs, mon ascension. Il est cinq heures; la nuit tombe, le vent souffle, emportant des flons-flons de cabaret et des ritournelles de fête foraine par delà les sommets du Mont des Martyrs. Voici les grandes ailes du Moulin de la Galette d'où partirons les échos de la Valse des Cambrioleurs repondant aux accords lointains des cistres d'Heliopolis. Je suis ici tout au sommet de la Butte. Le décor change. La vie parisienne, comme une vague, semble mourir sur ces hauteurs. De l'autre côté du Mont, c'est la province, et la rue Girardon, pierreuse et abrupte, m'entraîne, rapide, sur l'autre versant.
Un coude. Une rue étroite, bordée de masures et de longs murs dont les plâtras s'effritent, et dans l'un de ces murs une porte de bois, vermoulue, branlante, dont le locquet grince et crie à chaque poussée du vent qui s'engouffre, impétueux, dans la ruelle. C'est ici. J'ouvre avec un sourire à demi railleur, pensant à part moi: "Voilà une déesse bien mal logée!" Quelle erreur! Comme dans un conte d'Hoffmann, j'aperçois par la porte entrebaillée le perspective d'un jardin immense, descendant en pente douce sur les flancs de la colline. Sous le jour crépusculaire qui s'assombrit de plus en plus, de grands arbres, dénudés, frémissent, tandis qu'à travers les bosquets dépouillés par l'automne tournoie tout un lacis de petites allées mystérieuses qui se semblent se diriger vers la façade, à peine visible dans la pénombre, d'un vaste pavillon à deux étages. Ce doit être là. J'entre et je prends au hasard l'une des allées. Mais une forme humaine se dresse devant moi.
- Que demandez-vous, monsieur? Je suis la concierge.
- Ah! la concierge d'Isis.
- Isis, connais pas. Vous devez vous tromper.
- Et M. MacGregor, le connaissez-vous?
- Oui, c'est ici, à gauche.
Et la brave femme me conduit m'expliquant que son nouveau locataire habite provisoirement une pièce d'un petit pavillon attenant au jardin, en attendant que la maison que j'ai tout d'abord aperçue soit complètement aménagée.
M. MACGREGOR
Je ne me suis pas trompé. C'est bien là, cette grande figure rase, sèche, presque ascétique, qui m'avait frappé rue Ribeira. Des yeux glauques voilés de lourdes paupières tombantes l'éclairent d'un regard parfois un peu dur d'illuminé. Le grand-prêtre me reçoit avec une bonne grâce qui rappelle évidemment les traditions de l'hospitalité écossaise. Nous causons. Il parle d'une voix un peu rauque et sifflante, très forte, mais pas toujours très claire, avec un accent de highlands qui ressemble à un écho enrhumé des monts Granspians.
Autour de nous un prodigieux capharnaüm d'objets entassés pêle mêle dans la hâte d'un déménagement. Sur une table les reliefs d'un modeste repas; à terre des piles de livres, de bouquins vétustes récemment exhumés de la poudre de l'oubli et montant aussi haut que les colonnnes de porphyre sur lesquelles, suivant Diodore de Sicile, les habitants du désert Lybien gravèrent les doubles louanges d'Osiris et de son épouse. D'autres objets confus, mélangés, disparates, jonchent le sol; ce sont des vêtements, des coffrets, des ustensiles de ménage et jusqu'à des caractères d'imprimerie. Sur les tablettes de la cheminée, tout un peuple de figurines vert-de-grisées, dieux et déesses contemporaines des momies, semblent jeter sur ce chaotique assemblage le regard désillusionné de la Mélancholia d'Albert Dürer.
Pauvres petits dieux hiératiques et graves faits pour le rêve monotone et la majesté du désert, et que le cercle mesquin des choses modernes vient dominer!
Dans un pareil cadre, on ne peut guère échanger que des idées philosophiques. C'est d'ailleurs une pente d'esprit commune à M. MacGregor et à moi. Nous y roulons de compagnie, soucieux de chercher dans les hautes régions de l'abstrait une explication satisfaisante des mythes et des symboles de la religion d'Isis.
LA LEGENDE D'ISIS
- "Vous connaissez, me dit mon interlocuteur, de sa voix gutturale, cette légende d'Isis, si harmonieuse et si belle dans sa simplicité. La reine a doté ses sujets de toute la richesse de l'agriculture. La monotone splendeur des champs de blé couvre l'Egypte, heureuse et florissante. Et voici que la guerre éclate entre Osiris et Typhon, son beau-frère. Osiris est vaincu; son corps mis en pièces et jeté dans les eaux du Nil, qui porte ses membres épars aux confins du monde. Isis s'en ira donc sur un vaisseau et sillonera toutes les mers pour tâcher d'y recueillir les restes de son malheureux époux.
"Osiris d'ailleurs est vengé. Horus, son fils, lève une armée, taille en pièces les troupes de Typhon et va immoler son oncle quand Isis intervient; elle cherche d'abord à empêcher la résistance du meurtrier d'Osiris, mais celui-ci s'indigne: "Eh quoi! tu es ma soeur et tu veux me livrer aux coups de ton fils!" Isis, éperdue se retourne alors vers Horus qui lui dit: "Tu es ma mère et tu me défends d'accomplir ce qui doit être accompli, tu m'empêche de venger mon père". Et la lutte dure, obscure et implacable, entre le dieu du mal et le dieu de la justice; elle dure tant qu'Isis intervient et suspend le bras du vainqueur.
"Tels sont les principaux traits de cette légende d'Isis, qui, vous le savez, remplira le monde beaucoup plus que les anciens mythes de l'Hellade, car si les dieux de la Grèce et de Rome étaient à peu près ignorés des peuplades barbares, il n'en fut pas de même de la déesse égyptienne. Ce n'est pas seulement dans l'étendue du monde latin qu'Isis reçoit un culte et est adorée sous l'aspect d'un vaisseau (navigarium); on est étonné de retrouver le navire emblématique de la déesse vers les confins de l'Europe septentrionale où l'influence romaine n'avait jamais pénétrée. Tacite reconnait chez les Suèves la barque sacrée.
"Il est certain qu'Isis a des autels en Gaule, notamment à Melun qui porta longtemps de ce fait le nom de la déesse égyptienne Isias. Enfin, Lutèce de même lui voue un culte et peut-être le vaisseau symbolique des armoiries de la ville de Paris et le nom même de cette capitale ne sont-ils que des vestiges de l'antique solicitude d'Isis pour le berceau de la future reine des Gaules.
ORIGINE MERVEILLEUSE DU NOM DE PARIS
"Les archéologues ne sont pas d'accord, en effet, sur les origines du blason de Paris, qui restent quelque peu mystérieuses.
"Le navire qui "flotte et ne sombre pas" fut-il primitivement la simple barque des Marchands sur l'eau ou le vaisseau divin d'Isis? Cette question ne fut jamais nettement élucidée et, en tout cas, la seconde solution de ce problème héraldique important n'a pas été écartée par des arguments décisifs. Chose étrange, elle recueille à travers les siècles des témoignages considérables et des sympathies imposantes. Elle triompha même un instant, le 25 janvier 1811. C'est qu'elle a séduit la grandiose imagination napoléonienne qui la consacre solennellement. Et les armes de Paris sont, pour peu de temps, il est vrai, modifiées comme il suit: "de gueules à un navire fretté d'argent, à la proue chargée d'une statue d'Isis, adextré d'une étoile d'argent et voguant sur des ondes de Mino, au chef cousu de bonnes villes de France."
"Du fond des âges et de l'obscurité du passé on eût dit que la déesse étendait sa main protectrice sur cette ville qu'elle avait sans doute baptisée. Car il faut noter cette tradition qui veut que le nom de Paris provienne lui aussi du vaisseau d'Isis. Il s'appelait le Baris, d'un mot cophte très ancien qui, lui-même, signifie navire. Ce fut sur une barque de roseaux, nous apprend Diodore de Sicile, qu'Isis parcouru les mers. Les adorateurs d'Isis auraient donc, par vénération pour la déesse, donné à la ville de Lutèce le nom du vaisseau sacré. Plus tard la prononciation forte des peuples du nord de la Gaule aurait transformé en "p" le "b" initial. De là serait né Paris."
LES TRADITIONS ISIAQUES
M. MacGregor me jette un regard triomphant. Cette origine Isiaque du nom de la capitale des Gaules symbolise évidemment à ses yeux l'éternité du culte de la déesse égyptienne. L'immense cité là-bas, sur l'autre versant de la colline, n'est-ce pas le triomphal vaisseau d'Isis, l'immortel Baris voguant sur l'océan des âges! Du sein profond de l'activité moderne quelque chose d'obscur et de merveilleux s'agite, et c'est dans un jardin de la grande ville, au pied du Sacré-Coeur victorieux, colossal, l'énigmatique sourire de la face voilée d'Isis.
Ma foi, l'apparent défi de ce démon sur le flanc de la montagne où coula le sang des martyrs me choque et m'exaspère.
- Mais, dis-je, impatient sous l'oeil bleu-froid de l'Ecossais, la tradition du culte d'Isis s'est pourtant interrompue.
- Jamais, répond MacGregor. Bien longtemps avant l'ère chrétienne, à une date qu'il me serait facile de vous préciser, une fille des Pharaons, la reine Scota, transporta en Ecosse (Scotland) les autels de la déesse. La tradition s'est continuée jusqu'à nous. Je suis le dernier anneau de cette chaîne sacrée.
- Et les rochers des Scotlands ont depuis gardé fidèlement les sanctuaires d'Isis?
- Pas seulement l'Ecosse. L'Allemagne également a honoré la déesse. En 1398, Christian Rosenkreuitz visita l'Asie et fut à Damas initié aux rites égyptiens. Il revint en Europe après avoir parcouru l'Egypte, la Lybie, le Maroc et fonda dans son pays natal l'ordre véritable des Rose+Croix.
- Et l'initiation s'est transmise de siècle en siècle, sans aucune interruption?
- Sans aucune interruption.
Maintenant, il m'est de plus en plus difficile d'arracher à l'écossais des explications qu'il ne donne plus volontiers. Evidemment, j'ai atteint le point où doivent s'arrêter les profanes. Le reste demeure voilé, mystérieux, initiatique. Ici commence le secret d'Isis.
LA PHILOSOPHIE DES SYMBOLES
Mais ma curiosité aiguillonée ne s'arrête pas. Comment tourner l'obstacle de ce silence obstiné? Heureusement, j'ai remarqué dans cet oeil glacé l'éclair qu'y allume chaque fois l'expression d'une idée abstraite. Sur ce terrain je reconquiers vite les sympathies de mon interlocuteur. Volontiers il m'enseigne le sens philosophique de cette légende d'Isis, où tout est symbole de quelque haute conception métaphysique ou morale.
- "Isis, s'écrie-t-il avec transport, n'est-ce pas la nature elle-même, le champ infini, éternel, où s'essaime le verbe divin. Dieu et la nature coexistent. A chaque forme de l'univers correspond une pensée créatrice. Rassembler, réunir cette divinité éparse des choses, n'est-ce pas recueillir les membres dispersés d'Osiris? L'universelle aspiration vers un Dieu unique, homogène, n'a-t-elle pas son parfait symbole dans l'éternel effort d'Isis? Mais l'énorme nisus se soulève avec lenteur; c'est peu à peu que se dégagent la justice et la beauté et que l'ordre sort du chaos. Les dieux du mal, les forces obscures, latentes, le réseau spatial et temporel dont les mailles enserrent la pensée, en un mot, l'innombrable armée de Typhon, retarde, retient, emprisonne l'irrésistible essor des dieux du bien, des génies de la lumière, les phalanges victorieuses du céleste Horus. Typhon recule, mais ne doit pas être écrasé. Isis protectrice suspend sur sa tête le fer vengeur. Le mal s'efface peu à peu du monde comme les ombres de la nuit quand le soleil se lève. Tout doit s'accomplir dans l'univers avec lenteur, avec nombre, avec harmonie. Isis préside à cette admirable eurythmie et nous apparaît ainsi sous les traits de l'immortelle Beauté."
Etonné, je regarde M. MacGregor. Sur ce mot de beauté qu'il prononce beautaye, sa voix s'est élevée comme un écho sonore. L'oeil bleu élargi ruisselle de lumière. La main s'étend, vigoureuse, vers un point invisible de l'espace, attirant mes regards fascinés vers l'éclat d'une bague énorme, d'une monstrueuse améthyste dont la corolle violâtre brille doucement comme un soleil noyé dans la brume.
Je n'oublierai jamais avec quelle majesté cet homme singulier s'est levé. Le philosophe et l'esthète avaient fait place au grand-prêtre. Il m'a présenté d'un geste infiniment touchant les petites statuettes de bronze contemporaines des momies. Il a ouvert pour moi ses livres et cet étonnant papyrus d'Ani où revivent par l'image toutes les croyances de l'ancienne Egypte. L'interminable défilé des morts ceints de bandelettes jaunes comme les eaux du Nil se poursuit aux pieds de l'impassible Osiris qui les juge dans ces régions souterraines du monde où se sont réfugiés l'âme et son double.
Pharaon, prêtre, scribe, homme du peuple, tous subissent le jugement terrible, et il me semble entendre monter, comme un choeur immense et lointain, ce plaidoyer du défunt au pied du souverain tribunal: "Je n'ai point commis d'iniquités contre les hommes; je n'ai point opprimé les petites gens; je n'ai pas volé les nécropoles; je n'ai point accompli ce qui est abominable aux dieux; je n'ai affamé personne; je n'ai point fait pleurer; je n'est point assassiné; je n'ai rien retranché aux provisions des temples; je n'ai pas enlevé les offrandes des morts; je n'ai pas faussé le plateau de la balance; je n'ai pas repoussé l'eau sur son passage; je n'ai pas éteint le feu à son heure; je n'ai pas repoussé le dieu en sa sortie. Je suis pur! Je suis pur! Je suis pur!"
LES MYSTERES D'ISIS
Cependant la nuit s'est faite complètement. Je sais qu'il va falloir me retirer bientôt, mais une invincible tentation me retient; et comme entre le grand-prêtre et moi la glace est définitivement rompue, j'en profite pour essayer de lui parler de ces cérémonies isiaques dont les profanes (je le sais) ne peuvent approcher.
Le visage glabre de l'Ecossais se refroidit aussitôt. Il se tait, semble hésiter et me demande enfin:
- Etes-vous franc-maçon?
- Dieu m'en garde.
- Martiniste?
- Plusieurs membres de cet ordre, non des moindres, sont mes amis, mais je ne suis pas martiniste.
J'ai répondu franchement, sans me demander une minute si cette sincérité me servirait à pénétrer davantage les secrets d'Isis.
MacGregor réfléchit, silencieux.
- Les cérémonies d'Isis, déclare-t-il, sont de deux sortes: quelques unes sont ouvertes aux profanes, d'autres n'admettent que les initiés.
Je m'en doutais et pour ma curiosité cette solution n'est guère satisfaisante. C'est précisement l'inconnu qui me tente et le mystère qui m'attire.
- D'ici quelques jours, poursuit l'Ecossais, vous recevrez une lettre. Faites de point en point ce qui vous sera prescrit. Je ne peux rien vous dire de plus.
Et sur ce dur visage obstinement fermé, je sens, en effet, que je ne lirai plus rien. Inutile d'insister. Je prends congé.
Quant à la lettre, je n'y croyais pas beaucoup. N'était-ce pas une défaite? Une manière de se débarrasser vite d'un importun?
J'avais tort, d'ailleurs. La lettre est venue et ce qui me reste à raconter est si étrange, si invraisemblable et si merveilleux que j'hésite à l'écrire ici. Trois ou quatre jours après, en effet, je reçois une large enveloppe cachetée de cire noire.
"Soyez ce soir à neuf heures, dit la missive, au coin de la rue Saint-Vincent. Remettez cette lettre à ceux qui vous attendront, et si vous voulez plaire à Isis, obéissez."
Ma foi, c'est presque le style d'un billet doux! Le galant d'une déesse, fichtre! Je me sens fier comme Endymion quand la triple Hécate lui donnait rendez-vous sur quelque sommet commodément voilé de nuages propices. A ce moment mes regards tombent sur le large sceau de cire noire de l'enveloppe et sur la signature de la lettre, un autre sceau à l'encre noire; tous deux représentent la grave image d'Osiris coiffé du pschent, tenant d'une main le fouet de la justice, de l'autre le sceptre de la domination; et, je ne sais comment, mon ironie s'achève en frisson. Une petite angoisse délicieuse me point à l'âme. Que vais-je donc voir? Quel spectacle nouveau étrange, terrifiant peut-être, en tout cas extraordinaire?
Naturellement, je suis exact au rendez-vous. Il fait nuit noire et la rue est absolument déserte. Déserte? non, je me trompe; à quelques pas, dissimulée dans l'ombre, une voiture stationne. Est-ce moi qu'elle attend et, en ce cas, où va-t-elle me conduire? Nous allons bien voir. Je m'arrête et commence à marcher de long en large devant la rue St-Vincent, pas longtemps, une minute à peine; quelqu'un, qui sans doute guettait, s'est avancé vivement par derrière.
- Avez-vous la lettre, interroge une voix douce, légère et (surcroit d'étonnement), féminine?
Je me retourne: impossible, dans la nuit et sous l'épaisseur d'un capuchon, de distinguer les traits de ce fantôme qui, s'il est à l'unisson du joli timbre de la voix, doit être tout à fait charmant.
Je tends la lettre.
- Bien, suivez-moi.
Décidément, c'est bien pour moi que la voiture stationne. Ah ça? qu'est-ce que cela signifie? Oh! mais, une idée! Je vais prendre le numéro du fiacre. Déception, j'ai affaire à une voiture de maître. Pas de chiffre, pas de blason. Voyons le cocher. Cocher bizarre, vaste houppelande, bonnet étrange, tout cela à peine distinct en pleine nuit. Et tout à coup, une lueur me traverse l'esprit. Mais oui, j'y suis. Mon automédon porte le costume des highlanders. J'hésite une minute: M. MacGregor serait-il capable de me jouer une farce, une de ces farces machiavéliques qui rendent légendaire pour dix ans la naïveté d'un journaliste? Je n'ai pas le temps de me livrer à mes réflexionqs. A côté de moi un petit talon impatient martèle le sol durci par le froid.
- Et bien, montez-vous?
Eh, ma foi, montons! Je me rappelle rapidement que j'ai parlé à des amis de ma visite à Isis et de la promesse qui m'a été faite; ce sont eux probablement qui se moquent de moi. La voiture va me conduire droit à quelque cabaret où tout le monde me rira au nez. Tant pis, il est trop tard pour reculer et le goût de l'aventure annihile en moi l'appréhension du ridicule.
Nous montons. Clac, la porte se ferme. Allons-nous partir ? Pas encore. La glace tombe. Mon guide se penche à la portière.
- Ned.
Ah! Il s'appelle Ned, le cocher. Je tends l'oreille. On va lui parler en anglais. A moi, Shakespeare!
Etrange! J'entends une suite de sons sifflants, gutturaux, aspirés et cependant harmonieux. Qu'est-ce que c'est ça? Ce n'est ni de l'allemand, ni de l'italien, ni de l'espagnol. Et pas du russe: je ne connais pas cette langue mais l'ai entendue fréquemment parler et j'aurais tout de suite diagnostiqué la sonorité si spéciale, des langues slaves. Si c'était de l'hébreu? C'est possible, je n'en sais rien. Et quelque chose de confus au fond de moi-même me dit que ce n'est pas ça. Et puis, c'est très difficile à expliquer, mais j'ai comme le sentiment que cette langue, que ce dialecte inconnu je l'ai entendu quelque part. Où ça? Eh! J'y suis parbleu! Au collège! Je viens d'entendre une phrase de grec, mais prononcé d'une manière toute différente de celle qu'affectionnent M. Croizet et M. Petitjean. Deux mots maintenant me reviennent à la mémoire. Mon guide a dit Théos qui signifie dieu et Tachys qui veut dire rapide. Impossible avec deux mots de reconstituer une phrase. Inutile de l'essayer. Et la voiture roule. Où va-t-elle? Je n'en sais rien. Je ne puis d'ailleurs reconnaître le chemin suivi. Au moment où la voiture s'est ébranlée deux panneaux de bois ont glissé dans des rainures extérieures. Nous sommes enfermés dans une boîte noire qui, par exemple, va prodigieusement vite.
Je sais cependant que nous avons descendu au trot les hauteurs de Monmartre, parce qu'on sent très bien dans une voiture quand on monte et quand on descend. Je sais aussi que nous avons traversé Paris et probablement les grands boulevards, parce que le bruit de la rue à cette heure tardive a augmenté rapidement d'intensité, atteint un maximum, puis progressivement s'est éteint. On dirait à présent que nous roulons sur une route en pleine campagne.
Le cheval, un cheval évidemment racé, au trot sec et allongé de steppeur, nous emporte à toute allure. Durant le trajet, naturellement, j'ai bien essayé d'interviewer le mystérieux capuchon: peine inutile, pas de réponse.
Cela commence à m'agacer prodigieusement et pour ne pas avoir l'air d'un imbécile je vais peut-être commettre les excentricités d'un fou, quand tout à coup la voiture s'arrête.
- Sommes-nous arrivés, interrogeai-je?
- Pas encore.
En effet, un grincement comme celui d'une grille qui s'ouvre, et la voiture, de nouveau, se met en marche. Au pas, cette fois. Sous les roues, du sable crie. Un parc? Horreur, si c'était un cimetière? Et une fantastique évocation de la ballade de Bürger passe sous mes yeux. Nouvel arrêt. Cette fois nous sommes arrivés; mais il faut d'abord qu'un bandeau me rend aveugle. Dehors, l'air très vif me saisit. Je suis mon guide qui me conduit par les mains trois ou quatre pas.
- Montez, me dit la voix, il y a des marches.
Bon, c'est un perron. Je monte, je traverse un couloir ou plutôt un large vestibule. Il règne ici une douce chaleur. Une porte. Maintenant une impression de lumière qui pèse sur mes paupières à travers le mouchoir qui les comprime, et je sens que je ne suis pas seul.
UNE CÉRÉMONIE ISIAQUE.
On m'enlève le bandeau. Lumière. Sous mes yeux, une vaste pièce tout entière tendue de blanc, ornée de guirlandes de fleurs du plus gracieux effet. Il y a des roses, des camélias, des volubilis et des thyrses violâtres, des glycines! (Nous sommes en novembre!) Autour de moi, enveloppés de longs manteaux, ou plutôt de peplums multicolores, des hommes, des femmes. Tous semblent, d'ailleurs ignorer profondément ma présence. Personne ne fait attention à moi et ne paraît remarquer mon costume étrange dans cette assemblée néo-grecque. Immobiles, sérieux, attentifs, les visages sont tournés vers le fond de la salle où s'érige, sur une sorte de stèle supporté par une estrade, une statue voilée de blanc... Isis?...
Et comme si on eût attendu mon arrivé, les longs rideaux qui masquent le fond de la salle s'agitent et s'entrouvrent. Au pied de la statue un homme et une femme apparaissent, vêtus de blanc eux aussi, la taille ceinte d'une longue écharpe de couleur safranée. Ils ont les bras nus, cerclés de larges emprises d'or ou d'argent. Et la femme laisse flotter sur ses épaules une abondante chevelure noire.
Alors s'accomplissent les rites d'une cérémonie des plus simples.
D'abord au pied de la statue voilée, tous deux à genoux, ont activé la combustion odoriférante d'une cassolette de parfums, et l'air attiédi du sanctuaire s'est chargé d'une forte odeur de benjoin et d'encens. Puis le prêtre et la prêtresse répendent sur le sol des grains de blé et des fleurs. Ils en jettent sur l'assistance, qui s'incline profondement. Une gerbe d'épis et de fleurs est ensuite allumée aux charbons incandescents de la cassolette. Elle se consume avec lenteur.
Autour de nous, les assistants semblent se préparer à quelque acte important de la cérémonie. Les visages s'éclaircissent, les yeux brillent, la joie rayonne sur tous les fronts. Que va-t-il se passer? Et, solennel, majestueux, hiératique, le prêtre d'Isis s'avance vers la statue; sa haute taille semble grandir, le geste léger et triomphant fait glisser à terre le voile mystérieux. La déesse apparaît souriante tandis que l'assistance se prosterne en s'écriant:
- Isis! Isis! Isis!
La prêtresse est tombée à genoux. Le prêtre, lui, reste debout, les bras grands ouverts, la tête haute, extatique. Un silence lourd, angoissant, pèse sur la foule agenouilllée, et lentement, comme si le sol se dérobait sous son socle, la statue descend peu à peu. Vivement, au passage, le prêtre l'a recouverte de son voile. Il pousse alors un cri effrayant auquel répond le hurlement lugubre des agenouillés.
FANTASMAGORIE.
Et comme je me demande avec stupeur si je dors ou si je suis éveillé, un long et sinistre frôlement se fait entendre. Les voiles blancs et les guirlandes s'affaissent le long des murailles avec un frisson de mauvais augure et les parois apparaissent tendues de noir. Cependant les flambeaux s'éteignent un à un comme au souffle d'un vent invisible. Seules flambent à droite et à gauche du sanctuaire deux torchères, rougeâtres, fuligineuses. La teinture du fond de la salle se déchire à son tour avec un crissement sinistre. Au loin, dans un recul prodigieux et sombre, une masse énorme, chaotique, se détache mal sur le fond noir. De nouveau un cri du prêtre, bref comme un appel, et les assistants se redressent raides, guindés, immobiles. Ils crient trois fois :
- Osiris! Osiris! Osiris!
En effet, mes yeux, accoutumés à l'obscurité, distinguent mieux les détails de l'énorme statue. C'est bien le dieu égyptien coiffé d'un pschent gigantesque. Mais par quel prodige inexplicable ce bloc colossal a-t-il pu être transporté jusqu'ici ? N'est-ce donc qu'une vaine tromperie, un décevant simulacre de carton peint ? Ou si c'est réellement le dieu lui-même, tel que l'arracha aux entrailles de pierre de Louqsor ou de Karnak l'art millénaire de la vieille Egypte, quelle force mystérieuse, quels agents surhumains ont pu rendre l'image grandiose aux prières de ses nouveaux adorateurs ? Et j'entends chanter dans ma mémoire les vers du poète:
L'idole alors, foetus aveugle et monstrueux,
Sort de la montagne entr'ouverte.
En pleine Egypte, la présence d'un pareil monument de granit serait déjà extraordinaire; à Paris elle devient tout à fait incompréhensible.
D'ailleurs je n'ai pas le temps de réfléchir à cette nouvelle étrangeté. D'autres phénomènes à la fois bizarres et merveilleux s'imposent de telle sorte à mon attention qu'une fois de plus je me demande si je ne suis pas le jouet d'une hallucination, ou encore ces phénomènes ne sont-ils que des trucs ingénieux ? Tout est possible. Mais alors l'habileté des metteurs en scène de ce décor fantastique touche elle-même à l'irréel. Voici que du haut de la statue un trait lumineux, phosphorique, jaillit et promène circulairement son rayonnement inexplicable. O prodige! C'est de l'orbite même de la monstrueuse idole que cette flèche étincelante semble dardée comme un regard. Un à un les assistants paraissent nimbés de la lumière changeante qui semble dégager autour d'elle de redoutables effluves magnétiques. Tour à tour, sous l'oeil du dieu, les adorateurs tombent en extase ou en catalepsie.
Autour de moi des soupirs, des cris convulsifs. Des corps roulant par terre, dans l'ombre, en proie à des spasmes nerveux effrayants. D'autres se dressent, droits, rigides, aux visages exsangues, aux yeux hagards. La vision dégénère en cauchemard. Un flamboiement rougeâtre illumine d'un reflet infernal le fond du sanctuaire, derrière la statue gigantesque dont je crois distinguer le rictus affreux. Horreur! La tête monstrueuse oscille dans les ténèbres, déchaînant comme un bruit sourd et profond, je ne sais quel branle rythmique qui semble emporter avec lui, autour de la statue, une ronde fantastique d'êtres supra-humains. J'aperçois confusement la tête d'épervier du dieu Horus, le muffle de chacal d'Anubis, la face de taureau du dieu Thor... Tous les monstres de l'ancienne Egypte sont-ils donc ici?
Ma foi, j'ai peur; oui j'ai peur, et, suffoqué par l'âcre vapeur qui se dégage de plus en plus épaisse et caligineuse des torches sanglantes, je perds à demi connaissance.
Je sens qu'on m'emporte, la tête voilée d'un linge, qu'on me dépose doucement dans la voiture. Et puis c'est un bercement confus, monotone. Nous roulons, nous roulons de nouveau vers Paris. La fenêtre est entr'ouverte. Je le sens, car un air frais me vient au visage et me ranime peu à peu. Puis, elle se ferme de nouveau, et ce retour dans le silence et l'obscurité ne diffère en rien de l'aller.
Si pourtant : au lieu de me ramener à mon point de départ, mon guide a eu l'amabilité de me reconduire chez moi, et de me déposer à ma porte.
Je rentre; il est deux heures, l'heure des songes, l'heure des visions, l'heure de Smarra!"
*********
Ainsi finit l'article de Gaucher. Notons particulièrement sa fin. Laissant à part son imagination de journaliste qui a vue THOR ( Il lui attribue une "face de taureau" - il s'agit en fait de la déesse HATHOR), un dieu scandinave qui n'appartient pas au panthéon égyptien, il est clair que Mathers avait vraiment réussi à obtenir un courant de force d'origine égyptienne trop fort pour un non-initié - ce qui justifie parfaitement la raison pour laquelle l'initiation est indispensable pour pouvoir s'engager utilement et sans danger dans la pratique de la véritable théurgie.
LE TEMPLE D'ISIS DE L'EXPOSITION DE 1900
Brodie-Innes, dans son obituaire de Samuel Liddell MacGregor Mathers, affirmait que c'était Mathers qui avait présidé à la construction du Temple d'Isis de l'Exposition Universelle de 1900. Nous n'avons pas réussi à trouver des documents officiels soit confirmant, soit infirmant cette déclaration. Mais le fait est qu'un Temple d'Isis avait bel et bien été construit dans l'enceinte de l'Exposition et qu'il constituait l'une des trois parties du "Pavillon Egyptien". Puisqu'à cette époque l'Egypte était sous la tutelle de la Grande Bretagne, il est tout à fait raisonable de supposer que les responsables pour la construction et l'aménagement de ce pavillon aient choisi, ou bien furent obligés de choisir, un sujet britannique en tant qu'expert pour la reconstitution aussi fidèle que possible d'un Temple d'Isis. Et qui d'autre à Paris aurait pu remplir une telle mission mieux que Mathers ? Il était alors bien connu à Paris comme animateur des Mystères d'Isis et comme égyptologue. Son choix s'imposait presque obligatoirement et naturellement.
D'ailleurs, Mathers confirme lui-même ce fait dans la fameuse lettre qu'il écrivit le 16 Février 1900 à Florence Farr et qui fut à l'origine du schisme de la G.D. : "My time is just now enormously occupied with the arrangements for the Buidings and Decorations of the Egyptian Temple of Isis in Paris".
Par ailleurs, le journaliste Frederic Lees dans son article "Isis Worship in Paris" mentionna que : "Moïna told him that the followers of the godess Isis already filled their little chapel, and because their number was increasing, a temple for the Egyptian ceremonies was being built in Paris".
Si Mathers a participé à la conception des décors du Temple d'Isis pour l'exposition universelle de 1900, il n'est pas du tout impossible qu'il ait pu récupérer une partie de ces décors pour son culte d'Isis. Il est probable que vu l'importance de ces décors, ils aient été installé dans un parc privé de Saint-Cloud que Mathers mentionne dans une de ses lettres. Nous avons réussi à retrouver quelques informations à propos de ce fameux Temple Egyptien.
Le "Guide du Bon Marché à l'Exposition Universelle de 1900" nous informe que c'est l'architecte M. Dourgnon qui avait "construit le palais égyptien, qui, comme ceux de la rue des Nations, est un type d'architecture nationale emprunté aux plus beaux Temples de l'antique Egypte. Surélevé de quelques marches, cet édifice se compose d'un avant-portique avec une porte majestueuse précédant une galerie à colonnes qui entoure la vaste cour, l'Atrium. Là sont exposés les objets d'art, les produits agricoles et manufacturés. Au sous-sol des caveaux reproduisent les chambres funéraires des dynasties anciennes, avec des momies de reines et de rois."
Le "Rapport Général Administratif et Technique" sur l'Exposition Universelle Internationale de 1900 à Paris, préparé par M. Alfred PICARD nous donne des information supplémentaires:
"L'Egypte ne participait pas officiellement à l'Exposition. Mais la concession d'un palais égyptien avait été accordée à MM. Boulad, qui disposaient d'un emplacement de 2,750 mètres carrés sur les pentes du Trocadéro, dans l'angle sud formé par la grande avenue transversale et la rue de Magdebourg (cette partie de la rue d'alors est maintenant nommée Avenue Albert de Mun). Entièrement construit en bois et plâtre, le palais comprenait trois corps de bâtiments reliés entre eux :
1°) Contre la rue de Magdebourg, un temple de 500 mètres carrés environ, contenant au rez-de-chaussée une exposition des produits égyptiens et, dans le sous-sol, des chambres funéraires;
2°) Un bazar arabe de 1200 mètres carrés, à l'extrémité duquel se trouvait reproduit le salon du Ministre de France au Caire;
3°) Un théâtre dont la salle mesurait 22 mètres de longueur sur 18 mètres de large et la scène, 13 mètres de profondeur sur 19 mètres de largeur.
Un escalier monumental contigüe à l'avenue transversale donnait accès au Temple. Pour la composition de cet édifice, les concessionnaires et leur architecte s'étaient inspirés des temples antiques de l'Egypte. Après avoir franchi une grande porte majestueuse, les visiteurs traversaient un vestibule et arrivaient à la salle principale, formée d'un atrium rectangulaire et d'un portique à colonnes contournant cet atrium; cette salle, ornée du buste de S.A. le Khédive, abritait une exposition de produits agricoles et industriels, de tapis, de peintures, de collection d'armes, d'objets d'art anciens et modernes fournis par l'Egypte, le Soudan et l'Orient. A l'extrémité de la salle, un large escalier désservi par deux portes reliait le rez-de-chaussée et un étage de galeries réservées surmontant le portique.
Dans les caveaux, le public voyait une série de chambres funéraires ou hypogées, avec des momies authentiques de princesses ou de prêtresses ayant vécu aux temps anciens, ainsi que de nombreux objets funéraires (statuettes, superbe masque doré aux yeux émaillés, sandales, amulettes, etc.). Les parois de ces caveaux étaient ornés d'inscriptions polychromes, de peintures et de bas-reliefs copiés sur les monuments de l'antiquité (scènes d'offrandes; pharaon tenant par les cheveux un groupe de chefs des nations vaincues et se préparant à les frapper de sa masse d'armes; déesse allaitant un jeune prince; disque solaire ailé planant au-dessus de divinités, au premier rang desquelles Osiris; vautours tenant dans leurs serres les symboles de la Justice et de la Vérité; le dieu Horus assis sur son trône; personnages en adoration devant Osiris et Isis; le dieu Anubis, à tête de chacal, protégeant une momie; scène de la pesée du coeur par Osiris, Horus et Thot; etc.).
Les sous-sols, du côté de la Seine et du côté de la rue de Magdebourg, renfermaient également des boutiques. Vers l'avenue transversale, le Temple reproduisait la façade principale du temple de Dandhour (Nubie), qui est peu connu par suite de son éloignement et qui constitue l'un des plus beaux spécimens du vieil art égyptien. Pour les façades latérale et postérieur, les concessionnaires avaient pris comme modèle l'impeccable ordonnance du temple de Philae, avec des motifs inspirés des temples d'Abydos, de Karnak, d'Ipsamboul, etc.".
Voici comment "Le Livre d'Or de l'Exposition" de 1900 décrit ce Temple:
"La civilisation égyptienne avait atteint, sous les pharaons, de mille à quatre milles ans avant l'ère chrétienne, le plus brillant développement. Essentiellement religieuse, elle produisit des oeuvres colossales et symboliques, édifices d'une architecture large et massive, majestueuses décorations murales, statues hiératiques, d'une exécution savante: leurs vestiges font encore l'admiration des hommes, pyramides de Giseh, sphinx, salle hypostyle de Karnak, statue de Chéphren, etc.. [Dans l'Exposition] le Palais égyptien est près de la porte d'Iéna [une des portes d'entrée à l'Exposition, ainsi nommée parce qu'elle s'ouvrait vers le Pont d'Iéna], c'est l'une des plus vastes et des plus heureuses reconstructions qui aient été faites. [...] Le Palais de l'Exposition est destiné à donner une impression précise de l'art égyptien. Il est formé de trois constructions accolées qui appartiennent à des époques et à des genres différents.
A gauche s'élève le Temple. Deux pylônes encadrent l'entrée, ils soutiennent un haut avant-portique précédé d'un large escalier; cela est inspiré du temple de Dandour, en Nubie, qui date des Ptolémées. La façade latérale (qui regarde la rue de Magdebourg) est des plus expressives: au milieu, une colonnade, aux extrémités deux statues géantes copiées sur les modèles des temples d'Abydos et d'Ipsamboul; tout autour des bas-reliefs, qui figurent une joueuse de mandore, une harpiste, des pâtres, des bateliers, une déesse allaitant un jeune prince [Probablement Isis et l'enfant Horus; ces représentations d'Isis sont les modèles précurseurs des images chrétiennes de la Vierge Marie allaitant l'enfant Jesus]. Ces motifs sont empruntés aux temples de Karnak, d'Abydos, et aux tombeaux de Thèbes. La façade postérieure, très étroite, est du même type. L'intérieur est formé d'un portique rectangulaire que supportent de robustes colonnes. La lumière tombe d'un ciel ouvert... [...] Le centre du Palais est un bazar égyptien; à gauche le bazar est rattaché au temple que nous quittons, à droite, à une troisième construction".
Le culte d'Isis, tel que le pratiquaient les MacGregors sous le nom de l'Hiérophante Ramsès et de de la Grande Prêtresse Anari, semble avoir survécu, après la mort de Samuel Liddell et le départ de Moïna pour Londres, au sein de l'Ordre Eudiaque dirigé par un ami de Papus, H. Durville, qui lui aussi habitait rue Mozart.
LE TEMPLE AHATHOOR A L'EPOQUE DE L'ALPHA OMEGA.
Le Minute Book pour la période 1909-1923 indique implicitement que les Mathers relançèrent le Temple Ahathoor à partir des cérémonies privées du Culte d'Isis qui commémoraient les Mystères de l'Antiquité. Les Mathers, qui étaient devenus Comte et Comtesse de Glenstrae, avaient réussi à attirer des personnes appartenant à la "haute société": parmi eux se trouvaient de nombreux nobles, Mathers étant devenu un ardent royaliste "jacobite" à cette époque. Mathers essaya, sans succès semble-t-il, d'initier les membres de la famille Kahn dans le Temple Ahathoor (les Kahn étaient une riche famille juive de diamantaires résidant près du Bois de Boulogne).
La recrue la plus importante du Temple Ahathoor à cette époque fut Jules Bois (1868-1943), un journaliste français qui avait aidé les Mathers a populariser les Mystères d'Isis. Jules Bois était alors un écrivain assez connu dans les milieux de l'occultisme; il avait écrit de nombreuses études sur les sectes et les sociétés secrètes comme "Les Petites Religions de Paris"; "le Monde Invisible"; "Magie et Satanisme", etc. Jules Bois était devenu célèbre pour avoir participé à la "Guerre des Deux Roses" qui opposa l'Ordre de la Rose+Croix Kabbalistique (dirigé par Stanislas de Guaita et par Papus) et l'Ordre de la Rose+Croix du Temple et du Graal (fondé par Joséphin Péladan). Dans l'un de ses articles publié en 1893 dans les colonnes du journal "Gil Blas", Jules Bois avait accusé Guaita et Papus d'être des Magiciens Noirs et d'avoir provoqué la mort de l'abbé Boullan par leurs pratiques occultes. Guaita et Papus, qui s'estimaient diffamés, provoquèrent Jules Bois en duel. Le premier duel opposa Guaita et J.Bois qui s'affrontèrent au pistolet mais qui manquèrent chacun leur coup de feu. Le second duel opposa Papus et Bois qui se battirent à l'épée; Jules Bois fut légèrement bléssé au bras par Papus. On dit que les deux hommes devinrent peu après les meilleurs amis du monde. Jules Bois devint effectivement Supérieur Inconnu de l'Ordre Martiniste de Papus.
Jules Bois fut initié au grade de Néophyte le 8 Juillet 1909 avec pour devise mystique "Poëta Vates". Il fut rapidemment élevé dans tous les grades de l'Ordre Extérieur puisqu'il atteignit le Grade de Philosophus dès Août de la même année. Il devint Adeptus Minor en 1911. Il émigra pour les U.S.A. en février 1915, pendant la guerre, où il devint journaliste à New-York. Il y créa d'ailleurs une Société des Sciences Psychiques. Il est fort probable qu'il continua à fréquenter les Temples de l'Alpha Oméga qui s'étaient établis à New-York dès 1904.
LA FONDATION DES TEMPLES AMERICAINS
Dans le comte-rendu de la réunion du Temple Ahathoor du 23 Février 1917, Mathers indiqua clairement qu'il existait plusieurs Temples de l'Alpha Oméga à New-York. Nous avons déjà mentionné le nom du Temple Thmé N°8 à propos de l'affaire Horos, dont l'existence reste douteuse. En revanche, celle du Temple Thoth-Hermès N°9 est certaine. Dans le second Minute Book du Temple Ahathoor, Mathers nota le 26 Aout 1910 l'arrivée de Mrs Elsa Barker (Soror Unitas) "qui avait été initiée au grade de Néophyte au sein du Temple Thoth-Hermès de New-York dirigé par les Lockwoods". Cette indication de sa propre main est précieuse, car cela prouve bien qu'il avait accordé une charte aux Lockwoods pour fonder le Temple Thoth-Hermès. Paul Foster Case, dans une lettre qu'il écrivit à Israël Regardie datée du 25 Octobre 1933, donna les précisions suivantes à propos de la fondation du Temple Thoth-Hermès :
"I became a member of Thoth-Hermès Temple (established, I believe, in the late nineties by SRMD (MacGregor Mathers) who conferred the honorary degree of 7° = 4° upon a Mrs Lockwood, then an associate of W.Q. Judge. She went to Paris to get her contact with SRMD (...) "Now, in turning to the question of the Temple in America (Thoth-Hermès N°9), let us begin with the conferring of the grade of 7=4 on Mrs Lockwood and her husband. This was done, I believe, in Paris. I agree that to confer it was not very good magic. But wasn't there a precedent? Isn't it true thath in 1888 this is precisely what was done for Woodman, Westcott an Mathers ?"
La Charte du Temple Thoth-Hermès N°9 de New-York aurait été accordée en 1897 à :
- Soror Pophra (Mrs E.Daniel Lockwood), Imperatrix;
- Frater Heraclion (Mr Charles Lockwood), Praemonstrator;
- Frater Gnoscente et Serviente (Michael James Whitty), Cancellarius;
Remarquons que le premier Minute Book du Temple Ahathoor ne mentionne aucune visite des Lockwoods à Paris en 1897, ou même après. Il semble qu'entre 1897 et 1904, les Lockwoods aient seulement formé un groupe d'étude préparatoire afin d'étudier le curriculum de l'Ordre et ses rituels. Ce n'est qu'en 1904 que le Temple Thoth-Hermès aurait été consacré et aurait commencé à pratiquer les cérémonies d'initiation de l'Ordre Extérieur. La Voûte des Adeptes de l'Ordre Intérieur fut achevée en Juin 1915 où se déroula la première cérémonie du Corpus Christi, c'est-à-dire peu de temps après le retour d'Elsa Barker de Paris.
Paul Foster Case précisa dans sa lettre à Regardie les faits suivants :
"Mrs Lockwood and her husband, and Michael Whitty had the benefit of whatever magical knowledge was possessed by Elsa Barker, who is supposed to have earned the Grade of 7° = 4°. She knew SRMD and Vestigia intimately, made all her own magical weapons under their personal supervision, and helped the Second Order Members of Thoth-Hermès in many ways. Thoth-Hermès Temple had some very fine members, and there was great attention to detail in all the ceremonies. The Vault was beautifully executed, and Vestigia herself painted the lid of the pastos. Thus, the original Chiefs (the Lockwoods) had direct instruction from Mathers, and all the magical work of the Temple was carried out in strict conformity to the methods used in Europe".
Le second Minute Book du Temple Ahathoor confirme bien le séjour de Elsa Barker à Paris pendant presque une année (d'Aout 1910 à Juillet 1911). Mais, contrairement aux allégations de Foster-Case, Elsa Barker ne reçut jamais le haut grade d'Adeptus Exemptus 7° = 4° à Paris, mais seulement le grade de Philosophus 4° = 7°, dernier grade de l'Ordre Extérieur; mais il est possible que Mathers lui confia les documents de l'Ordre Intérieur pour les remettre en mains propres aux chefs du Temple Thoth-Hermès.
Elsa Barker (Soror Unitas) had left a picture of her acquaintance with MacGregor Mathers in her "Obituary of The Count MacGregor de Glenstrae" (Azoth Magazine. Feb. 1919) :
"The Count MacGregor Mathers had been resident of Paris for many years, and he was one of the most interesting figures in that city of light and learning. His beautiful wife is a sister of the philosopher Henri Bergson. At their picturesque home in Auteuil on Sunday afternoons used to gather an interesting company : the Army, the Church, the ancient aristocracy of France, the worl of art, the world of scholarship and letters were all represented, and there was generally a sprinkling of distinguished foreign visitors. Sometime in summer, when the party gathered in the garden, the host would appear in his Scottish kilt, looking twenty years younger than his age. On such occasions he carried his learning lightly. A delightful storyteller, he was a great lover of laughter, and he was fond of saying that the occultist should always have some lighter interest, so as not to become one-sided. For prigs and pedants he had a special aversion, and he never seemed happier than when surrounded by animals and children. For the little ones he had a collection of marvelous tales - simplified versions of the great myths whose deeper meanings he would patiently reveal to children of a larger growth. We used to smile at the length of his visiting list, for he found his "lighter interest" in the social world. Many who knew him as a charming friend had only a vague idea of the deeds of his erudition, embracing subjects of which the ordinary educated man and woman have never even heard... He had students around the world who hold his name in loving reverence and he was never too busy or too weary to elucidate the mysteries of the Cabala and the tangled genealogies and offices of ancient gods".
Elsa Barker achieved some prominence as a poet and author. She was born in Leicester, Vermont in 1867 and spent most of her life in New York City. She travelled abroad, going to Europe for the first time at the age of 17. Between 1910 and 1914 she lived in London and Paris and was well-known in literary circles there. While in Europe she studied under Dr. Carl G. Jung. She was one of the last surviving members of the Poetry Society of America and died in New York City on August 24, 1954 at the age of 85.
Dans le Minute Book N°2, Mathers mentionna le 3 Juillet 1911, peu avant le retour d'Elsa Barker aux USA, qu'il avait reçu une pétition de 9 membres pour former le Temple Neith N°10. Comme par la suite, il précisa le 23 Février 1917 qu'il existait plusieurs Temples à New-York, nous supposons que le Temple Neith N°10 avait été fondé dans cette ville. Il aurait donc existé 3 Temples à New-York : le Temple Thmé N°8, le Temple Thoth-Hermès N°9 et le Temple Neith N°10. Mais il n'est pas sûr que ce dernier Temple ait existé bien longtemps car les archives de l'Alpha Oméga indiquent la fondation d'un Temple Ptah N°10 à Philadelphie en 1919.
Peu de temps avant la Première Guerre Mondiale, on peut dire que Mathers avait réussi à consolider sa position grâce à la fondation de son nouvel Ordre, l'Alpha Oméga. Vers 1913, Mathers, dirigeait au moins 5 Temples :
- Le Temple Isis-Urania N°3 de Londres, dirigé par le Dr Berridge qui lui était resté fidèle et qui comptait environ 23 membres de l'Ordre Intérieur en 1913.
- Le Temple Ahathoor N°7 de Paris qu'il dirigeait lui-même.
- Le Temple Amen-Ra N°6 d'Edimbourg, dirigé par Brodie-Innès.
- Le Temple Thmé N°8 de Chicago (?)
- Le Temple Thoth-Hermès N°9 de New-York.
- Le Temple Neith N°10 de New-York.
L'AFFAIRE CROWLEY
En 1909, Crowley décida de publier les Rituels de la Golden Dawn dans sa revue The Equinox. En 1911 Mathers tenta vainement de s'opposer à la publication des rituels de l'Ordre Intérieur en intentant un procès à Crowley qu'il gagna en première instance; mais Crowley fit appel et gagna en seconde instance, le juge ayant décidé que ces rituels relevaient du domaine publique! Malgré cette défaite, celà n'empêcha pas Mathers de continuer à développer son Ordre de l'Alpha Oméga avec un certain succès.
L'action de Crowley était surtout dictée par un désir de vengeance : comme il l'écrivit lui-même, il s'était juré de détruire la Golden Dawn. En fait, Crowley n'avait jamais accepté que les Adeptes de l'Ordre Intérieur de Londres aient refusé de reconnaître son élévation au grade d'Adeptus Minor à Paris. En fait, Crowley, qui était homosexuel, avait été impliqué dans une affaire de moeurs qui avait fait scandale à Londres; il était d'ailleurs recherché par la police des moeurs, car à cette époque l'homosexualité était considéré en Angleterre comme un crime. On peut comprendre la réticence des Adeptes de Londres qui ne désiraient pas s'encombrer d'une homme d'aussi mauvaise réputation.
D'ailleurs, l'élévation de Crowley au grade d'Adeptus Minor reste très douteuse : bien qu'il ait toujours prétendu que Mathers lui avait communiqué ce grade à Paris en Janvier 1900, de nombreux indices semblent prouver le contraire.
Premièrement, Crowley lui-même n'était pas certain de la date exacte de son élévation, puiqu'il écrivit dans son journal qu'il avait été "admis à la gloire de Tiphareth" (c'est-à-dire au grade d'Adeptus Minor) le Mardi 16 Janvier, alors que sur le rouleau de parchemin de la R.R.A.C. du Temple Isis-Urania, il indiqua lui-même la date du 23 Janvier 1900. Or, le premier Livre des Minutes du Temple Ahathoor établit formellement que lors de sa seule et unique visite officielle à Paris, le 1er Juillet 1899, Crowley n'était encore que Philosophus et qu'il était un membre visiteur du Temple Isis-Urania de Londres; contrairement à Allan Bennett, par exemple, il n'avait pas été élu membre honoraire du Temple Ahathoor. Par conséquent, normalement, il ne pouvait pas recevoir le grade d'Adeptus Minor à Paris, puisqu'il n'était pas membre du Temple Ahathoor. Evidemment, Mathers aurait pu faire une exception à la règle; cependant, il est curieux que le nom de Crowley n'apparaisse pas dans les compte-rendus des assemblées du Temple Ahathoor qui eurent lieu le 19 Janvier et le 2 Février 1900, alors que tous les membres de l'Ordre Intérieur de ce Temple y étaient présents. Comme Crowley l'indiqua lui-même dans son journal, il arriva à Paris le Lundi 15 Janvier 1900 et il y resta au moins toute la semaine. Le 7 Février, il était de retour à Boleskine en Ecosse, après être passé par Cambridge. Cela implique qu'il était certainement présent à Paris le Samedi 19 Janvier et peut-être même le 2 Février. S'il avait été réellement élevé au grade d'Adeptus Minor le 16 Janvier, il aurait dû être présent à l'assemblée du temple Ahathoor du 19 Janvier; et s'il l'avait reçu le 23 Janvier, il aurait dû être présent à celle du 2 Février. En tous cas, son élévation aurait dû être mentionnée lors de ces deux assemblées.
Deuxièmement, Crowley avait été élevé au grade de Philosophus en Mai 1899 : selon les règlements de l'Ordre, il devait donc attendre un minimum de 7 mois pour pouvoir passer l'examen du grade de Seigneur du Portail, puis 9 mois pour passer celui du grade d'Adeptus Minor. Par conséquent, il ne pouvait pas recevoir le grade d'Adeptus Minor au mois de Janvier, mais seulement celui de Seigneur du Portail. Or, nous répétons que pour recevoir ce dernie grade au sein du Temple Ahathoor (qui possédait une Voûte des Adeptes et un Ordre Intérieur indépendants de celui du Temple Isis-Urania), il aurait dû être d'abord élu comme membre de ce Temple, ce qui n'a jamais été le cas d'après les compte-rendus du Livre des Minutes du Temple Ahathoor. Selon les règlements, il ne pouvait recevoir le grade d'Adeptus Minor avant Octobre 1900; or, Crowley fut exclu de tous les Temples de l'Ordre dès Mai 1900.
Il est donc peu probable que Crowley ait jamais été initié régulièrement au grade d'Adeptus Minor. En fait, Crowley reçut de façon sans doute irrégulière les documents du grade d'Adeptus Minor de la part d'Alan Bennett, en remerciement de l'aide financière que Crowley lui avait donné afin qu'il puisse partir à Ceylan en 1900, où le climat était plus favorable à sa santé. Il semble d'ailleurs que Bennett et Mathers se soient disputés à cette occassion : selon les allégations de Crowley, c'était à cause de la conversion au bouddhisme de Bennett que Mathers n'avait pas accepté. Mais on peut en douter, car nous savons d'après certains témoignages, que Mathers continuait à fréquenter la Société Théosophique de Paris et qu'il s'intéressait à certains aspects du Bouddhisme ésotérique, comme le Tchan. Il est possible que la véritable raison de cette dispute ait eu un certain rapport avec le fait que Bennett ait communiqué à Crowley les documents du grade d'Adeptus Minor sans autorisation (bien que Crowley ait prétendu le contraire).
LA PERIODE DE LA GUERRE 1914-1918
Curieusement, le Temple Ahathoor continua à se développer même pendant la Grande Guerre de 14-18 : le second Minute-Book indique qu'il recruta surtout des femmes, la plupart des hommes étant envoyés au front. D'après le témoignage de Yeats, Mathers ouvrit un centre de recrutement pour la légion étrangère à son domicile où plusieurs centaines de Britanniques et d'Américains s'enrolèrent. Moïna elle aussi contribua à l'effort de guerre comme infirmière pour soigner les blessés du front.
Mathers vécut juste assez pour voir la victoire des Alliés : le 20 novembre 1918, il décéda, sans doute de la grippe espagnole qui fit plus de 22 millions de victimes en Europe (deux fois plus que celles de la Grande Guerre). Mathers avait toutefois prit la précaution d'assurer sa succession peu de temps avant sa mort : il avait désigné nommément William Brodie-Innès comme Archons Basileus ou Imperator Suprême de l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga.
Moïna décida de regagner Londres en 1919 où, avec l'aide de la Comtesse Morgan-Boyd et de Brodie-Innès, elle continua à diriger l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga, non sans difficultés d'ailleurs. En effet, Moïna dut faire face en 1922 à une crise majeure : mécontents de son administration, les Temples Américains de l'Alpha Oméga firent sécession pour suivre Paul Foster Case qui fonda son propre Ordre The Builders of the Adytum (B.O.T.A.); de plus la même année, Dion Fortune lui fit aussi défection pour créer sa Fraternity of Inner Light. Ces deux schismes affaiblirent évidemment considérablement l'Alpha Oméga, d'autant plus que Brodie-Innès, Chef de l'Ordre, décéda en 1923.
Peu de temps avant son départ pour Londres, Moïna avait nommé comme Imperator du Temple Ahathoor un Français qui fut le seul à atteindre le Haut Grade d'Adeptus Major 6° = 5°: il s'agissait du Capitaine et Comte Perretti della Rocca, un noble d'origine Corse (issu d'une grande famille d'origine espagnole). Malheureusement, il semble qu'en raison de son âge et de ses problèmes de santé, il n'exerca pas très longtemps son rôle d'Imperator.
Vers 1925, les derniers Chefs du Temple Ahathoor originel furent :
- Mme Marguerite Voronoff (Soror Semper Ascendere) 5°= 6°, dernière Praemonstratrix.
- Le Comte Peretti de la Rocca (Frater Virtus Et Honor) 6°= 5°, dernier Imperator.
- Mr Julien Wavrinck (Frater Ad Astra), 5°= 6°, dernier Cancellarius.
- Georges Slater (Frater Vincit Qui Patitur), 5° = 6°, dernier Sub-Cancellarius.
Une grande partie des archives françaises concernant surtout les enseignements et les documents alchimiques furent préservées par Soror Semper Ascendere (Madame Marguerite Voronoff), dernière Praemonstratrix du Temple Ahathoor jusqu'à son décès survenu le 8 juin 1929. Mme Voronoff fut initiée au grade de Néophyte le 12 Décembre 1918 (juste un mois après le décès de S.L.MacGregor Mathers). Elle fut élevée au grade d'Adeptus Minor vers 1920 et devint Praemonstratrix en 1921. Mme Voronoff fut la seconde épouse du célèbre Docteur Serge Voronoff, directeur des laboratoires au Collège de France, qui pratiquait des opérations de rajeunissement afin de lutter contre le vieillissement au moyen de l'injection d'hormones extraites de testicules de singes.
William Butler Yeats, l'une des célébrités de la Golden Dawn, fut, semble-t-il, l'un des nombreux patients du Dr Voronoff et subit avec succès son traitement de rajeunissement peu de temps après son mariage en 1917 avec George Hyde-Lees, sa jeune épouse. Toutefois, Ithell Colquhoun mentionne dans son livre "The Sword of Wisdom" (p. 174) que Yeats subit en fait une opération de rajeunissement de Steinach; or une certaine Mme Geneviève K. Steinbach fut initié en 1918 dans le Temple Ahathoor, ce qui semble bien démontrer un lien entre Yeats et les membres du Temple Ahathoor dans les années Vingt (à cette époque, il s'était effectivement réconcilié avec Moïna Mathers).
Le fait que Mme Voronoff ait été la Praemonstratrix du Temple Ahathoor est en soi un fait assez fascinant, car cela établit un lien formel avec le milieu des alchimistes français de cette époque. Par exemple, nous savons que son mari, Serge Voronoff, fut en contact avec le fameux alchimiste Fulcanelli. D'autre part, la première épouse du Dr Voronoff (née Louise Barbe) était chimiste. Elle mourut d'ailleurs lors de l'explosion de son laboratoire. Or, Louise Barbe fut mentionnée dans la dédicace d'un mystérieux livre à clef de style "Dadaïste", intitulé "Voyages en Kaléidoscope", livre écrit par la poétesse Hillel-Erlanger qui fit allusion à la vie privée de Fulcanelli.
Toujours est-il que Marguerite Voronoff, (Soror Semper Ascendere), la seconde épouse de Serge Voronoff, s'intéressait à l'alchimie puisqu'elle traduisit en français de nombreux textes alchimiques allemands et anglais pour les membres des hauts grades du Temple Ahathoor, textes qui seront publiés prochainement dans cette collection.
Le dernier Cancellarius du Temple Ahathoor fut Frater Ad Astra (Mr Julien Wavrinck). Frater Ad Astra fut tout d'abord initié au grade de Néophyte à Londres au sein du Temple Isis-Urania N°3, puis il devint membre du Temple Ahathoor en Juin 1912. Il occupa l'office de Cancellarius en 1921. Il contribua à la traduction française des documents de langue anglaise de l'Ordre Intérieur. C'est sans doute à lui que nous devons la traduction complète en français du Rituel d'Adeptus Minor. Il avait été précédé dans cette tâche de traducteur par Soror Altiora Amo (Mme Marceline Hennequin), qui traduisit surtout les rituels de l'Ordre Extérieur jusqu'en 1897 (date de sa démission), et par Frater Alta Pete (Lieutenant Pierre Bernard).
Comme nous l'avons mentionné au début de cette introduction, la majeure partie des archives du Temple Ahathoor furent préservées par George Slater (Frater Vincit Qui Patitur), un Américain qui avait fait la guerre en France, comme en témoigne son Journal Magique. Il resta en France au moins jusqu'en 1931. A cette époque, il semble que le Temple Ahathoor soit entré en sommeil, faute de membres. George Slater qui était obligé de rester en France pour ses affaires, s'affilia à la Loge de l'Alpha Oméga de Londres qui était dirigée par la Comtesse Morgan-Boyd et Langford-Garstin depuis le décès de Moïna Mathers survenu le 25 Juillet 1928 à Londres. Slater entretint une correspondance suivie avec la Loge de l'A.O. de Londres qu'il allait visiter dans son corps astral, comme en témoigne son Journal Magique. Dans l'une de ses lettres, il décrivit même avec exactitude l'apparence physique de deux candidats initiés à Londres, alors qu'il se trouvait à Paris!
Les archives du Temple Ahathoor originel éclairent de manière considérable l'histoire de l'Ordre Rosicrucien de l'Alpha Oméga et par conséquent l'histoire des Temples Américains de l'Ordre; en effet, le Temple Ahathoor était la Loge-Mère des Temples Américains de l'Alpha Oméga. Jusqu'alors on savait très peu de choses concernant l'histoire de ces Temples Américains, l'Alpha Oméga étant un Ordre extrêmement secret. Mais les archives du Temple Ahathoor nous permettent de mieux connaître l'histoire de ces temples et plus particulièrement celle du Temple Thoth-Hermès N°9 de New-York, qui fut le Temple principal de l'Alpha Oméga aux U.S.A. Etant donné sa complexité, l'histoire du Temple Thoth-Hermès de New-York fera également l'objet d'une prochaine publication dans cette collection, ce qui ne manquera pas de réjouir, nous le croyons, tous nos amis américains.